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faisaient le métier de recueillir les nouvelles pour les communiquer à ceux qui avaient envie de les savoir. Ce sont les ancêtres des reporters d’aujourd’hui ; mais alors, comme la profession n’était pas très estimée, on les appelait simplement des manœuvres (operarii). Le nom de Chrestus, que porte l’un d’entre eux, laisse supposer que c’étaient des Grecs, c’est-à-dire de ces gens souples, adroits, intelligens, qui s’insinuaient partout et qui étaient prêts à tout faire pour ne pas mourir de faim. En courant les rues, en écoutant ce qui se disait au forum, ils attrapaient quelques renseignemens qu’ils mettaient bout à bout, et ils en composaient un ramassis de nouvelles, auquel les personnes graves donnaient quelquefois un nom défavorable (compilatio), mais qui ne laissait pas d’amuser un moment le Romain perdu dans quelque coin de la Germanie ou de l’Afrique.

Ce que ces pauvres « manœuvres » connaissaient le moins, c’était la vie politique de Rome. Ils n’entendaient rien aux affaires, et le monde qu’ils fréquentaient ne pouvait guère les leur apprendre. Dans cette ignorance, on comprend que les procès-verbaux des assemblées du sénat et du peuple affichés au forum aient été pour eux une grande ressource ; ils les copiaient sans y rien changer, ils n’avaient plus qu’à y ajouter ce que leurs courses journalières leur avaient appris, et leur « compilation », ou, comme nous dirions aujourd’hui, leur chronique, était faite. Cælius, en envoyant à Cicéron ce qu’il appelle Commentarius rerwn urbanarum, lui dit : « Vous y trouverez les opinions que chacun des hommes politiques a soutenues. » Ceci évidemment était pris aux procès-verbaux officiels. Il ajoute, et cette fois il s’agit des nouvelles empruntées à quelque « compilation » de Chrestus : « Quant au reste, prenez-en ce qui vous intéressera, et passez une foule d’articles, tels que les acteurs sifflés, les enterremens, et autres futilités de ce genre. En somme, les renseignemens utiles l’emportent. »

Mais voici une innovation bien plus inattendue. Nous venons de voir que Cadius avait quelque honte d’envoyer à son ami Cicéron ces gazettes à la main où les anecdotes légères se mêlaient aux nouvelles sérieuses. Il paraît pourtant que ce mélange était du goût de beaucoup de personnes, car de très bonne heure nous le voyons s’introduire jusque dans les affiches mêmes du forum où l’on publiait les procès-verbaux des assemblées du sénat et du peuple. C’était tout à fait dénaturer la pensée de César que de joindre à ces documens politiques, qu’il avait voulu porter seuls à la connaissance du public, ce que Cadius traitait sans façon de futilités (incptiœ), et que nous appelons aujourd’hui des faits divers. Les hommes graves devaient être scandalisés de lire, à quelques