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assez. Il commençait à s’avouer que le romantisme en action est une erreur. La misère avait été le moindre de ses maux, le pire étant de trafiquer de ses dons d’artiste et d’écrivain. Quand il tirait ses crayons pour exécuter une commande de caricatures patriotiques à quatre thalers pièce ; quand il rentrait d’une soirée où il avait accompagné au piano les « piaillemens, miaulemens, gargouillades, soupirs, geignemens, trémolos et grincemens » de ses élèves mâles et femelles ; quand il avait barbouillé un article sur la dernière œuvre d’un musicien intime ou un conte à dormir debout pour un almanach quelconque, le dégoût le prenait, et le regret de son honnête bureau, qui lui assurait des loisirs pour bayer aux étoiles. Il arriva ainsi que, tout en ne pardonnant pas à l’oncle Otto de l’avoir destiné à l’administration, Hoffmann accueillit son ami Hippel comme « l’Ange de la consolation » lorsque ce dernier se chargea de le faire rentrer dans les fonctions publiques : « (Journal, 6 juillet 1813.) Il est toujours le même. Il m’a promis à l’instant même une place à Berlin ; il m’a donné sa montre à répétition en or… »

Hippel s’acquitta de sa promesse sans trop de peine. Hoffmann avait été un employé modèle. C’est un des plus beaux triomphes de l’éducation que je connaisse, l’un des plus propres à confondre ceux qui viennent vous dire qu’on est ce qu’on est, et que rien n’y change rien. Voyez Hoffmann, ce bohème, ce buveur romantique qui mettait sa gloire à n’avoir ni ordre, ni suite, ni sens commun, à n’agir que par boutades et fantaisie : si jamais homme sembla prédestiné à être la honte d’une administration, c’est bien lui. Mais l’oncle Otto croyait à l’éducation. Il s’était juré de faire de son coquin de neveu un bon fonctionnaire, et il avait réussi. Grâce à lui, Hoffmann au bureau était un autre homme, ponctuel et laborieux, justement réputé pour la lumineuse précision de ses rapports. Le poète n’intervenait dans les affaires de l’employé que s’il se présentait quelque problème psychologique à résoudre : Hoffmann se laissait alors entraîner par son imagination et était trop ingénieux dans ses déductions et conclusions. En toute autre circonstance, il était le parfait bureaucrate. Aussi ne fît-on point de difficulté de le replacer à Berlin (1814), dans un poste modeste, à la vérité.

Ce fut un temps heureux. Il était tranquille et libre, content de frayer avec quelques gens de lettres, et trop pauvre pour abuser des vins de cru ; il fut des mois sans pouvoir se griser, ou à peine.

Le succès le perdit. En 1816, la gloire lui arriva brusquement. Ce fut à la musique qu’il la dut. Hoffmann avait écrit un nouvel