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à la garde du Master of the Rolls (conservateur des Archives), et qui rendent compte de la pose des bases de notre empire de l’Hindoustan, a dû souvent répéter l’exclamation du poète romain sur l’immensité de l’œuvre qui consiste à établir une race sur un sol étranger :

Tantœ molis erat Romanam condere gentem !

Pendant plus d’un siècle au-delà des années qui sont comprises dans ce volume, il n’y avait aucune certitude apparente de l’établissement d’un Empire britannique aux Indes. Sous le roi Charles Ier, l’Angleterre, bien loin d’être le plus puissant, pouvait être considérée comme le plus faible des trois compétiteurs apparens pour le commerce de l’Est. Politiquement, l’Espagne et le Portugal conservèrent un droit traditionnel à la suprématie. Commercialement, l’Angleterre venait bien après la Hollande.


Ces lignes saisissantes, cette déclaration inattendue de la prodigieuse lenteur du développement des entreprises coloniales de la Grande-Bretagne, firent une impression profonde sur mon esprit. Je recueillis ce passage et je l’insérai dans mon ouvrage sur la Colonisation chez les peuples modernes, comme la plus vivante leçon qui puisse être donnée aux peuples contemporains que tentent les entreprises coloniales. J’ai cru devoir le reproduire ici, tellement il mérite d’être lu, retenu et médité. Il fallut un siècle et demi ou plutôt même deux siècles pour faire épanouir en l’immense empire indo-britannique, que nous admirons et envions, les germes épars que la Grande-Bretagne avait semés en Asie et qu’elle arrosa de son sang et de ses trésors. Une non moins longue période d’années fut absorbée par la lente croissance des établissemens britanniques en Amérique.

Comme le dit excellemment l’écrivain anglais que nous citions : une patience infinie est nécessaire pour le succès. Dans la carrière coloniale, il faut, certes, la réunion de beaucoup de qualités : l’esprit d’entreprise, l’esprit de combinaison, l’esprit d’association, entre autres ; mais il est une vertu plus essentielle encore, c’est une immense persévérance, une persévérance qui se soutienne non pas pendant des années seulement, ni des décades d’années, mais pendant un ou plusieurs siècles. Ce serait une erreur de croire que la vapeur, l’électricité et toutes les inventions contemporaines aient rien changé à ces conditions primordiales de l’œuvre colonisatrice. Sauf des cas exceptionnels, comme la découverte de gisemens aurifères d’une immense richesse, tels que ceux de l’Australie ou de l’Afrique du Sud, toute colonie exige des dizaines d’années pour parvenir à l’âge où elle se suffit. Bien étourdi qui s’en étonnerait : un jeune homme n’arrive pas à pourvoir lui-même à ses besoins avant dix-huit, vingt ou vingt-cinq ans, suivant que le but qu’il poursuit dans la vie est plus