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anciennes monarchies, pour ne pas remonter plus haut, remplissaient ainsi l’armée d’engagés volontaires de trempe solide. Il y a toute une catégorie de gens qui ont des muscles robustes, de la bravoure en face du danger, de l’endurance dans des circonstances exceptionnelles, et dont l’esprit et le caractère sont faibles, qui consentent malaisément à s’assujettir à un travail libre et régulier, qui ne savent pas et ne veulent pas conduire leur vie. Ces hommes, bien encadrés, dirigés par une discipline à la fois sévère et bienveillante, ayant dans le régiment une vie toute tracée, où les devoirs imposés alternent avec des loisirs de quelque étendue, où les vivres sont assurés, où de temps en temps quelque grain d’aventure vient satisfaire la fantaisie, nos grandes armées modernes ne les emploient plus. Il n’existe aujourd’hui de carrière militaire que pour ceux qui veulent et peuvent devenir officiers ou tout au moins sous-officiers ; cette carrière est fermée à ceux qui constitueraient de simples soldats permanens, professionnels, n’ayant pas d’aptitude pour être gradés, à tous ces hommes, en un mot, qui ont le corps robuste et l’esprit nonchalant, insouciant.

De ces hommes, cependant, les nations modernes fourmillent. Certainement, il s’en trouve en France bien des dizaines de mille. C’étaient eux qui, il y a un quart de siècle encore, formaient « les remplaçons ». Ils faisaient de très bons soldats. Sait-on combien il s’en trouvait dans notre armée du second empire qui, si elle a été médiocrement commandée, a magnifiquement combattu ? D’après le Compte rendu sur le recrutement de l’armée pour l’année 1808, il se trouvait au 1er janvier 1869 dans l’armée française 1 225 substituans et 59,171 remplaçans ; plus de soixante mille hommes de ces deux catégories[1].

Ainsi, il se trouve en France une soixantaine de mille hommes qui ont le goût d’être soldats, simples soldats, et de faire de cette situation un métier permanent et professionnel. Ce sont des hommes qui préfèrent une vie dont tous les détails sont réglés d’avance et dépendent des ordres d’autrui à une existence qu’ils seraient obligés de conduire eux-mêmes et de pourvoir chaque jour. Mauvaises têtes, natures molles et muscles robustes, on peut se demander avec inquiétude ce que deviennent, aujourd’hui que la carrière militaire leur est, pour ainsi dire, fermée, ces soixante mille hommes. Si le nombre des délits et des crimes et celui des vagabonds se sont sensiblement accrus, la cause n’en est-elle pas en partie dans l’élimination d’une profession qui est une des plus naturelles à l’humanité, la profession de soldat ?

  1. Voir l’Extrait du Compte rendu sur le recrutement de l’armée pour 1868 dans l’Annuaire de l’Économie politique et de la Statistique pour 1870, page 97.