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que l’exactitude, n’ont jamais été, selon sa propre expression, qu’une des faces du problème historique », et je ne veux pas dire la moindre, mais en tout cas la moins intéressante. Ce qu’il savait également, c’est que l’érudition n’est pas son objet, son but ou sa fin à elle-même ; qu’il en faut prendre et qu’il en faut laisser ; que son triomphe serait de se rendre inutile, puisque assurément, Messieurs, je vous demande pardon pour ma naïveté, mais si nous connaissions l’entière vérité des faits, il m’a toujours paru qu’alors nous n’aurions plus besoin de la chercher. Et ce n’était pas qu’il méconnût le pouvoir ou le prix de l’érudition. Il a rendu justice à nos bénédictins. Il a lui-même rivalisé de patience et de conscience avec eux. Après avoir fondé son Histoire de la Conquête de l’Angleterre sur l’enquête la plus étendue, la plus longue, la plus scrupuleuse, vous vous rappelez tous, pour l’avoir entendu vingt fois raconter, que, jusqu’à son dernier jour, cet aveugle et ce paralytique n’a pas cessé de reprendre, de revoir, de corriger, de compléter, de remanier, de remettre sur le métier son principal ouvrage. L’Histoire de la Conquête avait paru pour la première fois en 1825, et trente ans plus tard, en 1856, la mort le surprenait au milieu d’une quatrième ou cinquième révision de son œuvre. De combien d’érudits en pourrais-je dire autant ? Mais, de plus qu’eux, ou contre eux, — contre quelques uns d’entre eux, — ce qu’Augustin Thierry a toujours cru, c’est que « toute composition historique était un travail d’art autant que d’érudition » ; et je le crois, et je crois qu’il faut le croire comme lui si nous ne voulons pas qu’avec l’art ce soit non seulement le charme ou l’intérêt, mais la vie même qui se retire un jour de l’histoire. « Nous ne voulons servir la vie, a dit un philosophe, qu’autant qu’elle-même l’histoire servira la vie. »

C’est justement « pour servir la vie, » et non pas du tout par fantaisie de dilettante amoureux du costume qu’Augustin Thierry s’est rendu le contemporain des temps dont il voulait écrire l’histoire. Où tant d’autres n’ont vu depuis lui qu’un prétexte à décor, c’est l’accent même de la vie qu’il s’est proposé de ressaisir, l’empreinte et comme l’air de personnalité qu’un vêtement ou un ustensile conserve de son possesseur. Il a vécu, vraiment vécu les romans et les drames, — la tragique aventure de la reine Galeswinthe, le chaste roman de sainte Radegonde et du poète Fortunat, — dont les anciens chroniqueurs qui lui servaient de guides, s’ils en avaient éprouvé toute l’horreur ou goûté peut-être le charme, n’avaient pas su pourtant nous les communiquer. Il a vu,,de ses yeux vu, qu’on pourrait dire qu’il a usés dans l’intensité de cette contemplation, se dresser devant lui la figure entière de ses personnages,

… les uns chantant sur la harpe celtique l’éternelle attente du retour