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nature lui apparaisse, non plus dans ses parures grises du Nord, mais dans sa splendeur bleue du Midi, non plus fardée comme autour des grandes villes, mais dans sa grande, libre, sauvage et primitive nudité, et aussitôt, intelligence, volonté, cœur, il sera tout à elle et à ceux, comme Turner, qui la lui auront révélée.

Tel était l’état d’esprit du jeune John Ruskin, à quatorze ans, lorsque nous l’avons vu arrivant à Schaffhouse, avec son père, sa mère et sa cousine Mary, au milieu d’une nuit d’été. Telles étaient son ardeur sans objet défini, son espérance sans décision, cette flamme qui brûle sans éclairer, que nous avons tous connue quand nous nous sommes demandé ce que nous ferions de nos vingt ans. — Il avait ardemment désiré ce voyage. À Strasbourg, on s’était demandé si l’on irait à Bâle ou à Schaffhouse. Schaffhouse ! s’était-il écrié. « Ma supplication passionnée à la fin l’emporta, et le lendemain, de grand matin, nous vit trottant sur le pont de bateaux vers Kehl et dans la lumière du Levant, je me vois encore guettant la ligne de la Forêt-Noire qui s’élargissait et s’élevait comme nous traversions la plaine du Rhin. « Les portes des montagnes, ouvrant pour moi une nouvelle vie, qui ne devra jamais cesser qu’aux portes de ces montagnes d’où l’on ne revient pas. » Écoutons-le maintenant raconter sa première rencontre avec l’éternelle Beauté. Il semble, après cinquante-deux ans, que sa voix encore tremble :

Nous étions arrivés en ville dans la nuit, et aucun de nous ne semble avoir songé qu’on pût apercevoir les Alpes sans une excursion qui eût été un manquement aux règles religieuses du dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme d’habitude, et la soirée étant entièrement belle, nous sortîmes, mon père, ma mère, Mary et moi. Nous devions avoir passé quelque temps à voir la ville, car le soleil allait se coucher quand nous atteignîmes une sorte de jardin-promenade, à l’ouest de la ville, je crois, et bien au-dessus du Rhin, de façon à commander toute la campagne, au sud et à l’ouest. Nous regardions ce paysage, d’ondulations basses, bleuissant dans le lointain, comme nous aurions regardé un de nos horizons de Malvern dans le Worcestershire ou de Dorking dans le Kent, lorsque — soudainement — voyez !… là-bas !

Pas un moment il ne vint à la pensée d’aucun de nous que ce fussent des nuages. Ces contours étaient clairs comme du cristal, affilés sur le pur horizon du ciel et déjà colorés de rose par le soleil couchant. Cela dépassait infiniment tout ce que nous avions pensé ou rêvé. Les murs de l’Eden perdu, apparus, ne nous auraient pas semblé plus beaux, ni plus imposantes, autour du ciel, les murailles de la mort sacrée… Alors, dans la parfaite santé de la vie et le feu du cœur, ne désirant rien être autre que l’enfant que j’étais, ni rien avoir de plus que ce que j’avais, connaissant la douleur suffisamment pour considérer la vie comme sérieuse, mais pas assez pour relâcher les liens qui m’attachaient à elle, ayant assez de science mélangée à mes impressions pour que la vue des Alpes ne me fût pas seulement la révélation de la beauté de la terre, mais aussi l’accès à la première page de son volume, je redescendis ce soir-là de la terrasse de Schaffhouse avec ma destinée fixée