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cela dans la facture qui est au-dessus de tout prix : on verra clairement qu’il y a des endroits où l’on s’est complu davantage que dans d’autres, qu’on s’y est arrêté et qu’on en a pris soin, que là se trouvent des moreaux sans soin et hâtés…, mais l’effet du tout comparé au même objet fait par une machine ou une main mécanique sera celui de la poésie bien lue et profondément sentie aux mêmes vers récités par un perroquet.

Bientôt en effet cette toile, fabriquée d’abord à Langdale, ensuite à Keswick, fait vivre les vieilles femmes et les robustes ouvriers du village. La mode s’en mêle et l’on entend dire que, dans les corbeilles de mariage, on aperçoit quelquefois du Ruskin linen.

Une autre voix s’élève de l’île de Man. Elle dit que le filage de la laine va toujours diminuant. Les femmes quittent donc leurs rouets et leurs cottages pour aller travailler dans les mines. Les jeunes filles n’apprennent plus à filer. Pourtant les moutons noirs de l’île donnent toujours leur laine et l’on demande de tous côtés le tissu résistant du homespun. Ruskin se met en campagne, trouve des capitaux, bâtit un moulin, à Laxey, et avec son lieutenant, M. Rydings, y organise des machines nécessaires pour carder la laine et blanchir le drap. Machines, disons-nous, mais machines animées par une force directe de la nature, non par une force artificielle, machines où le moteur est esthétique et immortalisé par Claude Lorrain dans son Molino. « Car la machine n’est proscrite de la Guild que là où elle remplace soit un exercice corporel qui est sain, soit l’art et la précision de la main qui sont nécessaires dans une œuvre décorative. Le seul moteur permis est une force naturelle, le vent ou l’eau (l’électricité peut-être dans l’avenir pourra être tolérée), mais la vapeur est absolument proscrite, comme étant un immense et furieux gaspillage de combustible pour faire ce que chaque fleuve ou chaque brise fait sans dépense. » Et puisqu’on n’a plus de monnaies esthétiques, comme le beau florin de Florence, on n’usera point de monnaie. Les fermiers apportent leur laine qui est emmagasinée dans le moulin et ils s’en retournent payés soit en drap, soit en fil pour les tricots qu’on fera à la maison, soit en laine préparée pour le filage au rouet. Ces conceptions hardiment réactionnaires n’ont point fait sombrer l’industrie du Laxey homespun. Elles ne sont d’ailleurs rétrogrades qu’au premier aspect. Elles ouvrent sur l’avenir de curieuses échappées et quand Ruskin nous dit que toute industrie doit emprunter sa force motrice aux vents, aux fleuves, on ne peut s’empêcher de se demander si cet esthéticien n’a pas trouvé dans ses rêves la formule de tout le machinisme à venir, applicable le jour où l’électricité, en transportant les forces, aura mis la puissance immense et inutilisée des fleuves et des vents, non plus seulement