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au service des riverains ou des montagnards, mais à la portée de tous.

S’il a aussi vigoureusement lutté, au dehors, parmi les foules indifférentes, pour la subordination de la vie publique aux lois esthétiques, à plus forte raison leur a-t-il subordonné la sienne. Il n’est pas de ces prêtres qui, selon son expression, « dînent avec les riches et prêchent aux pauvres. » Chez lui, à Brantwood, au bord du lac de Coniston, il a imaginé des défrichemens fort coûteux afin de détourner les paysans du travail des villes qui les enlaidit et pourtant les attire. Il a donné lui-même l’exemple du labeur musculaire en bâtissant un petit port sur le lac avec quelques-uns de ses disciples, entre deux traductions de Xénophon, et en réparant, avec ses étudians d’Oxford, une route près d’Hinksey. Les railleries n’arrêtèrent point ces étranges cantonniers qui brisèrent plus de pioches et dépensèrent beaucoup plus de temps que ne l’eussent fait des manœuvres ordinaires. Le Maître a pris aussi des leçons de balayage, de menuiserie, et de peinture en bâtiment. Par quelques-uns de ces traits, il ressemble à Tolstoï, dont il a dit : « Ce sera mon successeur » et qui a dit de lui : « C’est un des plus grands hommes du siècle. » Poursuivant jusqu’au bout sa lutte contre le machinisme, il a proscrit le gaz de sa maison et s’est opposé de toutes ses forces à l’établissement d’une voie ferrée à Ambleside dans la pittoresque contrée des lacs, qu’il habite. La haine de la vapeur lui a inspiré des argumens inattendus. Voulez-vous savoir à quoi servent les chemins de fer ? a-t-il crié à ses concitoyens. Le voici :

La ville d’Ulverstone est à douze milles de chez moi, dont quatre milles de route de montagne auprès du lac de Coniston, trois à travers une vallée pastorale, cinq le long de la mer. On trouverait malaisément une promenade plus jolie et plus saine. Dans les anciens temps, si un paysan de Coniston avait affaire à Ulverstone, il cheminait jusqu’à Ulverstone, ne dépensait rien que le cuir de son soulier sur la route, buvait aux ruisseaux, et s’il avait dépensé un couple de batz (deux sous) quand il atteignait Ulverstone, c’était le bout du monde. Mais maintenant il ne penserait jamais à faire cela. Il marche d’abord trois milles dans une direction opposée pour trouver la station du chemin de fer, ensuite il fait en chemin de fer vingt-quatre milles pour aller jusqu’à Ulverstone, en payant deux shillings sa place. Durant ce transit de vingt-quatre milles, il gît oisif, couvert de poussière et stupide, et il a ou plus chaud ou plus froid qu’il ne voudrait. Dans les deux cas, il boit de la bière à deux ou trois stations, passe son temps, dans l’intervalle, avec quelqu’un qu’il aura trouvé, en parlant sans avoir quoi que ce soit à dire, et de telles conversations deviennent toujours vicieuses. Il arrive à Ulverstone éreinté, à moitié saoul et d’ailleurs démoralisé et de trois shillings au moins plus pauvre que le matin…

Non seulement le Maître ne permet pas aux wagons de transporter sa personne, mais il ne leur fait même pas transporter ses