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contre lui, contre les trente volumes où il a mis sa vie, et il proclame hautement ce qu’il vient de découvrir : « Vous m’avez envoyé chercher pour vous parler d’art et je vous ai obéi en venant. Mais la principale chose que j’aie à vous dire, c’est qu’on ne doit pas parler sur l’art. Aucun vrai peintre ne parle jamais, ni n’a jamais parlé beaucoup de son art. Le plus grand ne dit rien… » C’est là une des nombreuses phrases de ses livres qui ont fait crier à la contradiction et considérer le Maître des Pierres de Venise comme un Bonghi ou un Chamberlain de l’esthétique. Et en effet il s’est contredit, parce qu’il a pensé des choses différentes sur le même sujet à différentes époques. Nous en sommes tous là, seulement nous ne les disons point. Puis nous ne commençons pas, d’ordinaire, à imprimer dès quinze ans, et ceux d’entre nous qui écrivent encore à soixante-huit ans avec toute leur vigueur d’esprit sont rares. Ruskin s’est hâté de dire ce qu’il pensait, sans retenue, et il n’a cessé de penser. Il n’a pas attendu pour écrire d’être sûr que ses idées fussent fixées, et plus tard il ne s’est point privé d’écrire quand il s’est aperçu qu’elles ne l’étaient point. Partout où il a cru voir luire une lumière nouvelle, il a marché vers elle. S’étant parfois avancé sans prudence, il a reculé sans honte, n’ayant en vue qu’une chose : la vérité. Sa faiblesse serait le lot de bien des auteurs s’ils avaient sa franchise. Chacun de nous se contre pense ; ne le blâmons pas trop s’il s’est contredit.

Mais voici où sa franchise devient bienfaisante. C’est lorsqu’elle lui ouvre les yeux sur les misères qui environnent la tour d’ivoire du dilettante, de l’esthéticien, et sur le devoir précis où il est de sortir et de les secourir. Nous avons vu le côté de la franchise qui mène à la diatribe : voyons celui qui mène à la charité. En mars 1863, se trouvant dans les Alpes, à Mornex, au milieu de paysages reposans et splendides, Ruskin s’interroge et se demande s’il a le droit de jouir en paix de sa passion pour la nature. Il écrit à un ami :

La solitude est très grande et cependant la paix dans laquelle je vis à présent est seulement semblable à celle où je me trouverais si j’étais enterré dans une touffe d’herbe sur un champ de bataille arrosé de sang, car si peu que je relève la tête, le cri de la terre est dans mes deux oreilles… Je suis très mal et tourmenté entre le désir du repos et de la vie heureuse et le sens de ce terrible appel du crime humain à qui il faut résister et de la misère humaine qu’il faut secourir…

Alors il s’arrache aux contemplations égoïstes ; il songe qu’il y a des paysans dans les paysages et non pas seulement des