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leur attribuant mille mérites imaginaires, déclarant, par exemple, qu’il avait rencontré une jeune Américaine qui dessinait admirablement, si bien qu’après avoir dit jadis qu’aucune femme ne pourrait bien dessiner, il était tenté de penser que nul ne pourrait dessiner, sinon les femmes. Et le même jour, il avait découvert deux jeunes Italiens à ce point pénétrés de l’esprit de leur art primitif que « jamais mains semblables ne s’étaient posées sur un papier depuis Luini et Léonard… » Cet enthousiasme s’exhale quelquefois en éclats comiques. On conçoit quel est le dédain du maître pour l’instruction qu’on donne d’ordinaire dans les écoles populaires, pédante et dogmatique, sans souci de former l’habileté manuelle et d’exciter le goût esthétique chez l’ouvrier. Un jour, un maçon occupé à bâtir quelque annexe à Brantwood manque d’argent et lui demande une avance. Ruskin la lui donne, puis lui présente un reçu pour qu’il le signe. Beaucoup d’hésitation et d’embarras suivent ce geste si simple, et l’ouvrier finit par dire, en son dialecte : « Ah mun put ma mark ! » Il ne savait pas écrire ! Alors Ruskin se lève, tend les deux mains au maçon stupéfait et lui dit : « Je suis fier de vous connaître ! Je comprends maintenant pourquoi vous êtes un parfait ouvrier ! »

À certains de ces traits, inattendus et paradoxaux, on pourrait parfois s’imaginer que la physionomie du maître est un masque et son originalité une parure dont il s’enveloppe, à la façon des Esthètes, ses ennemis personnels, qu’il a très fort et très constamment blâmés. Il n’en est rien. Sa franchise, en même temps qu’elle lui inspira les plus absolues contradictions et les plus étranges violences, l’a gardé de toute affectation. Aucun homme ne vécut plus bourgeoisement de la vie de famille, de gentleman farmer, de voisin aimable et attentif, conservant sa glacière bien froide et sa serre bien chaude pour donner de la glace ou du raisin aux habitans du village, lorsqu’ils en ont besoin, mais ne mettant rien ni dans son costume, ni dans ses manières, ni dans sa maison qui puisse les étonner. Aucune recherche « esthétique » de mobilier, ni d’architecture. Il vit dans les meubles d’acajou de ses parens. Lorsqu’il a fait construire le moulin de Saint-Georges, à Laxey, il a songé à ce qu’il fût solide et confortable, pour remplir honnêtement son métier de moulin et n’y a mis aucun ornement. Sa propre habitation de Brantwood est simple, carrée, commode, tapissée de plantes grimpantes, mais sans aucune recherche de style. Rien n’y est de mauvais goût, mais rien n’y est affecté.

Cette simplicité souriante et cette modestie personnelle ont frappé, de tous temps, ceux qui l’ont approché, dans l’intimité.