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âmes plus encore et prenez-en soin pour le jour où le Maître rassemblera tous ses joyaux ! »

Les belles clientes du joaillier écoutaient encore ces paroles que ne leur avait dites aucun de leurs danseurs : le prophète n’était plus là. Il s’était acheminé vers un grill-room, et comme, tout en lunchant, il continuait de parler, peu à peu les assistans laissèrent leurs sandwiches et leurs buns et se groupèrent autour de lui, silencieux, pour recevoir cet aliment spirituel qu’il leur dispensait. — Ainsi la légende veut qu’il n’ait pas enseigné seulement dans les synagogues, mais aussi sur les places publiques, au milieu de la vie profane et de ses soins vulgaires. Elle veut aussi qu’il apparût soudainement là où il y avait une âme d’artiste à réconforter, un enthousiasme à ne pas laisser éteindre. Un matin, au Louvre, deux lecteurs assidus de ses œuvres, mais ignorans de ses traits, se trouvaient devant les Pèlerins d’Emmaüs que l’un d’eux s’appliquait à copier. Un vieillard s’approche, lie conversation, leur parle du tableau de Rembrandt, leur avoue qu’il l’a copié lui-même autrefois, s’anime, semble rajeunir au souvenir des grandes époques de l’art, et voici que dans ses yeux passe un éclair qui les fait frissonner… Puis il les invite à déjeuner à son hôtel et ce n’est qu’en rompant le pain qu’ils découvrent que le Maître est devant eux : Ruskin ! Et sûrement ils se disent en s’en allant, comme les pèlerins du vieux tableau qu’ils contemplaient deux heures auparavant : « Notre mur n’était-il pas ardent quand il parlait et qu’il nous expliquait les Esthétiques saintes ? »

On conte enfin qu’une nuit, à Rome, Ruskin rêva qu’il était devenu frère franciscain et qu’il se dévouait à cette grande communauté qu’il a célébrée dans son chapitre sur Santa Croce. Peu de temps après ce songe, comme il montait l’escalier du Pincio, il s’entendit implorer par un vieux mendiant assis sur les marches. Il lui donna son offrande et allait continuer sa route lorsque le mendiant lui saisit la main pour la baiser. Ruskin alors se penche vivement et embrasse le vieillard. Le lendemain, il voit entrer chez lui ce loqueteux, les larmes aux yeux, qui le prie d’accepter une relique précieuse, un morceau de drap brun, ayant appartenu, assure-t-il, à la robe de saint François. N’était pas le saint lui-même, dit un biographe, qui était apparu à son disciple dans l’art d’interpréter les voix de la nature ? Quoi qu’il en soit, Ruskin se rappela son rêve et courut aussitôt en pèlerinage au couvent du saint d’Assise. Il ne pouvait mieux choisir son patron, et nous ne pouvons l’assimiler à un plus pur modèle. Comme saint François, Ruskin fit de jolis miracles. Il