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II. VICTOR HUGO

J’apprends tout à la fois, mon cher éditeur, que vous vous êtes battu, que vous avez été blessé, et que votre blessure est guérie, Si elle l’est, en effet, comme je l’espère, venez me voir un de ces soirs, dîner avec moi, par exemple. Si vous ne pouvez sortir, écrivez-moi comment vous allez. J’irais vous voir et m’informer de vos nouvelles, si je n’étais en plein travail, c’est-à-dire en prison dans une idée.

Votre ami
VICTOR H.
Ce 4 juin.

Tel ce petit billet sans façon, tels cent autres ou deux cents qui n’ont d’auge prix que celui de la signature et qui pleuvaient tous les jours chez Renduel. Quand celui-ci mourut, un journal, le propre journal de Victor Hugo, le Rappel, parla de lui sur ce ton dégagé : « Les familiers de Victor Hugo prétendent qu’Eugène Renduel avait gagné 200 000 francs rien qu’avec Notre-Dame de Paris. Deux cent mille francs, c’était une grosse somme pour l’époque en question. Il a publié de bonnes, mais aussi de mauvaises choses. Dieu fasse paix à son âme ! »

Cela demande explication. Victor Hugo étant de beaucoup le plus illustre entre tant d’écrivains célèbres édités à la librairie romantique par excellence, on croit généralement que c’est lui qui fit la fortune de Renduel : il n’en est rien. D’abord Hugo vendait ses ouvrages extrêmement cher en s’appuyant sur le grand succès remporté par ses premiers recueils de vers bien avant que Renduel n’eût monté sa maison d’édition. Celui-ci, en effet, ne put avoir dès l’origine que trois des volumes de poésies : les Feuilles d’automne, les Chants du Crépuscule et les Voix intérieures, tandis qu’il mit en vente les premières éditions de cinq drames Marion Delorme, le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo. J’ajouterai, pour être complet, les deux volumes de Littérature et Philosophie mélées.

Renduel avait un intérêt évident à réunir en faisceau dans son magasin toutes les œuvres du poète, afin de devenir son éditeur exclusif, et il y arriva au prix de sacrifices pécuniaires qui n’étaient pas toujours suivis de bénéfices. Hugo se faisait payer également cher ses poésies et ses drames, mais autant les unes avaient de succès, autant les autres se vendaient mal, même Marion, même le Roi s’amuse, en sorte que le libraire perdait forcément d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre. J’ai sous les yeux l’état des