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les unit une solidarité sentimentale, et qui ne font que leur rendre le sincère hommage de l’imitation en cherchant à s’affranchir.

Bizarre situation ! Ces mêmes médecins qui entourent le lit de l’Homme malade et qui lui prescrivent et lui administrent sinon des remèdes, du moins des calmans et des anesthésiques, sont en même temps les hommes d’affaires qui ont mandé à son chevet ses héritiers futurs et qui s’occupent déjà, avant qu’il ait rendu le dernier soupir, de régler le partage de sa succession. C’est l’Europe qui a semé les germes de l’amour de la liberté dans l’âme des Grecs, des Serbes, des Roumains, des Bulgares, aujourd’hui des Arméniens ; c’est elle qui est intervenue pour leur procurer une indépendance d’abord limitée, puis complète : et c’est elle qui monte la garde autour de ce qui reste de l’empire ottoman et qui s’efforce de maintenir dans l’obéissance, en la faisant tolérable, les populations encore sujettes !

Ainsi la diplomatie est contrainte à des prodiges d’équilibre ou plutôt d’équilibriste. Elle est condamnée à un opportunisme absolu, si l’on peut allier ces deux mots. Elle est forcée de pratiquer le culte du fait accompli. Par là elle se donne l’apparence de pousser aux pires excès en sens opposé, — d’encourager tout ensemble les Turcs à sauvegarder leur suprématie par tous les moyens, puisqu’une fois perdue, ils ne la recouvreront jamais, et les rayahs à secouer le joug par tous les moyens, puisqu’une fois affranchis, ils ne seront plus réasservis. C’est immoral : c’est inévitable.

Ici se trouve le point où se rejoignent et se compliquent mutuellement les deux ordres de problèmes qui occupent la diplomatie contemporaine. D’un côté, les affres d’une décomposition graduelle, la lutte sans espoir de races qui ont cessé d’être dominantes contre des races, longtemps asservies, qui ont cessé de se sentir inférieures ; de l’autre, les maladies de croissance d’une santé trop drue, les excès de vitalité de l’Europe, les conflits d’ambition, les rivalités d’appétit territorial de nations pleines de vie, débordantes de forces et également résolues à se tailler leur part — et une large part — dans le gâteau colonial. Voilà le double pôle autour duquel tourne l’activité de la diplomatie contemporaine. Heureuse encore si les deux terrains étaient strictement délimités et n’empiétaient pas fréquemment l’un sur l’autre ; si, par exemple, l’occupation indéfiniment prolongée de l’Egypte n’avait pas son contre-coup sur le règlement de la question du Congo ou du Soudan et si la prise de possession accélérée de l’Afrique ne réagissait pas fatalement sur la politique des puissances à l’égard de la Turquie.

Lorsque, vers la fin de l’automne 1894, le bruit commença à se répandre sourdement en Europe d’un massacre dont le vilayet