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ou 700 000 le nombre des Arméniens sujets russes, à 300 000 ou 400 000 le total des Arméniens sujets du schah de Perse, enfin à 1 200 000 ou 1 300 000 le total des Arméniens sujets du sultan. Il est toutefois une circonstance qui enlève beaucoup de leur valeur à ces chiffres bruts. Nulle part, pas même au cœur de leur ancien domaine patrimonial, pas même dans les vilayets de Ritlis, de Van et d’Erzeroum, les Arméniens ne forment la majorité de la population. Là où ils sont les plus nombreux absolument, dans le vilayet de Siwas, où ils ne sont pas moins de 170 000, ils se trouvent en présence de 840 000 musulmans, et ils ne forment que 15 pour 100 de la population totale. En somme, il n’est pas une province, pas un district, presque pas un seul canton où la population arménienne soit en majorité et puisse équitablement revendiquer la suprématie pour sa nationalité.

La question arménienne ne serait qu’un jeu d’enfant, sans la coexistence de deux races et de deux religions hostiles sur le même sol. Rustem-Pacha, l’ambassadeur chrétien qui vient de mourir à Londres, disait avec cette pointe de paradoxe qui ne gâte jamais rien : « Il n’y a pas d’Arménie ; il y a cinq ou six vilayets de la Turquie d’Asie peuplés, mais non en majorité, d’Arméniens. » Voilà un fait que l’on dirait systématiquement passé sous silence dans la plupart des appels adressés à l’Europe en faveur de cette nationalité malheureuse. Et Dieu sait si ce genre de littérature a chômé depuis quelques années !

En effet, surtout depuis dix ans, le sentiment national a paru se réveiller avec une force extraordinaire chez les sujets de la Sublime-Porte. Le spectacle de ce qui se passe au-delà de la frontière, dans le grand empire des tsars, exerce un attrait fort légitime sur ceux des Arméniens qui sont restés sous la domination ottomane.

En Russie réside le chef suprême de l’Église nationale, le Catholicos d’Etchmiadzin, le pontife élu dont les patriarches de Constantinople, de Jérusalem et de Gilicie ne sont que les humbles acolytes. En Russie le régime légal accordé à l’église arménienne en dépit de M. Pobiedonostzef et des privilèges de l’orthodoxie constitue un traitement de faveur. Dans cet empire unitaire et centralisateur, l’enseignement de l’arménien, un instant menacé, a été consacré à nouveau par ordre supérieur. Les sujets d’Abdul-Hamid — si riches qu’ils aient pu devenir grâce à leur merveilleuse aptitude pour le négoce — ne peuvent se défendre d’un mouvement d’envie, quand ils comparent l’insécurité de leur fortune, la modestie forcée de leurs allures et la médiocrité de leurs jouissances à la solide assurance, au luxe effréné, aux plaisirs recherchés des grands négocians arméniens de Titlis, de Batoum ou de