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tout dire, l’abnégation de pincer dans la générosité native de notre peuple une partie de la confiance qu’ils mettaient dans leur propre raison. On les vit, sous la Restauration, inférieurs au rôle public qu’ils ambitionnaient. Ils installèrent ensuite le gouvernement de leur choix, ils mirent à son service de beaux talens, et quelques-uns du caractère. Ils furent vaincus dans leur lutte contre cette cruelle difficulté, faire tenir quelque chose sur rien.


Toute démocratie est un désert de sables,
Il y fallait bâtir si vous l’eussiez compris,


leur disait encore Vigny dans sa philippique. Comme ils ne se baissaient jamais, ils ne surent pas découvrir le tuf sur lequel on bâtit solidement. Mais qui l’a découvert, qui a bâti, dans notre siècle ? Le problème était sans doute insoluble pour ces esprits de transition, rattachés au passé par quelques-unes de leurs meilleures qualités, assez clairvoyans pour comprendre que le passé était mort, trop timorés pour aller avec décision à l’avenir. Leurs ombres peuvent se consoler en constatant que d’autres n’ont pas mieux fait.

Ils paraissent déjà très loin de nous, tant nous avons marché vite. Si l’on oubliait de leur rendre la part de justice et de sympathie que nous devons à tous les ouvriers de notre histoire, les Lettres de la duchesse de Broglie nous rappelleraient à ce devoir. Elle témoigne pour ses amis : ce n’était pas une terre banale, celle où de pareilles fleurs ont pu éclore. Dans la maison même qu’elle orna, un nouveau témoignage n’était pas nécessaire : il semblait que tous ses proches eussent assez fait pour honorer cette maison ; et la modestie de l’aimable femme se fût effarouchée, si on lui eût dit qu’amenée au grand jour de l’histoire, elle ajouterait quelque chose encore aux deux noms si lourds qu’elle a portés. Ce sera pourtant l’impression de tous les lecteurs qui approcheront le cœur rare dont ce livre nous a gardé quelques battemens. Et si la curiosité les amène à Coppet, ils y verront surgir désormais, derrière l’éclatante renommée qu’on y cherche, la figure plus discrète et plus douce qui aura pris place dans leur souvenir ; ce joli mol qu’elle disait, sans imaginer qu’il pût se rapporter à elle-même, plus d’un y songera à Coppet pour lui en faire l’application : « C’est la sibylle remplacée par la madone. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.