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Le lecteur appréciera si, en disant que ce n’est pas « seulement » à l’empire ottoman qu’il a voulu faire allusion, lord Salisbury a rendu sa pensée moins inquiétante. Rassurons-nous ; c’est aussi ailleurs, peut-être en Chine, peut-être au Maroc, qu’il y aura bientôt des terres vacantes jetées sur le marché du monde. À bon entendeur demi-mot. Mais cette manière d’annoncer la déshérence imminente d’un grand nombre de territoires, de prévoir les conflits qui en résulteront inévitablement entre les puissances, et d’infirmer la valeur des arrangemens internationaux en assurant que la tendance générale est à les remettre en cause, n’est certainement pas de nature à augmenter la sécurité générale. Lord Salisbury n’est conservateur qu’en Angleterre ; il ne l’est pas au dehors. Tout ce qu’on peut dire à son éloge est qu’il est franc, et que ceux qui n’auront pas compris ses avertissemens ne devront s’en prendre qu’à eux.

De pareils discours ont grandement besoin d’être corrigés par l’affirmation que l’union européenne, le concert, l’accord parfait, l’harmonie complète sont la loi de l’Angleterre aussi bien que des autres pays, et lord Salisbury ne se fait pas faute de le répéter. D’un autre côté de l’Europe, on a entendu s’élever une voix qui assurément ne contredit pas la sienne, mais qui pourtant en diffère un peu. Le catholicos d’Etchmiadzin, chef suprême de l’Église nationale arménienne, a jugé à propos de s’adresser à l’ambassadeur de Russie à Constantinople pour lui signaler les persécutions dont les chrétiens avaient été l’objet de la part des musulmans et pour réclamer son intervention. La réponse de M. de Nélidoff a été des plus catégoriques. L’ambassadeur de Russie n’a pas hésité à dire que si des conflits déplorables avaient eu lieu, ils avaient été provoqués « par des Arméniens excités par le comité révolutionnaire. » Le catholicos connaît bien ce comité puisqu’il lui a, paraît-il, envoyé son offrande. M. de Nélidoff désavoue ces menées, et pour lui le seul moyen de mettre fin à la crise qu’elles ont provoquée, est de « renoncer au vain espoir d’une intervention étrangère, de contribuer au rétablissement de la paix générale, à l’amélioration de la situation et à l’institution d’un nouveau régime. » La lettre du comte Nélidoff complète très heureusement les discours de lord Salisbury. Elle donne à croire que, s’il y a eu des torts, ils n’ont pas tous été d’un seul côté. Elle déclare très fermement qu’il n’y a pas lieu à intervention européenne proprement dite, et que ce serait un vain espoir d’y compter. Cela ne signifie pas que la Russie reste indifférente au sort des Arméniens. Comme les autres puissances, elle tient à ce que la situation de ces malheureux soit améliorée et à ce qu’un « nouveau régime » soit institué dans les six vilayets. Elle fait cause commune avec l’Europe pour obtenir des réformes, ou plutôt pour en assurer la stricte exécution. Mais il était bon, au moment où la diplomatie anglaise fait peser sur le sultan seul d’aussi écrasantes responsabilités, de