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dissociation. Que se vante-t-on d’avoir empêché les coalitions immorales ! On n’aurait fait que de les déplacer. Ce ne seraient plus les partis qui les négocieraient et les noueraient entre groupes électoraux, mais ce serait le gouvernement, entre groupes parlementaires ; — disons-le, ce serait le gouvernement qui se ferait le grand maquignon, l’agent commissionné de l’immoralité politique.

Et non seulement il ferait cela, mais il n’aurait ni le temps ni le pouvoir de faire autre chose. Il serait à jamais condamné à ce stérile effort de l’art pour l’art : faire une majorité pour la faire, mais non pour s’en servir ; puisque, dès qu’il voudrait s’en servir, il la déferait. Si peu accusées, si peu stables, si mal ébauchées et si chancelantes que soient dans le Parlement les majorités actuelles, quand il s’en rencontre, elles sont fermes de matière et de dessin comme un marbre de Michel-Ange, à côté de celles qu’on extrairait, si l’on pouvait les en extraire, des multiples minorités dont se composeraient les Chambres avec la représentation proportionnelle. Dieu nous garde, s’il n’est pire tyrannie que l’anarchie, de verser, de la tyrannie de la majorité, dans l’anarchie des minorités ! Là est le péril, et c’est ce qui fait que, sauf peut-être une ou deux exceptions, la représentation proportionnelle n’a fait aucune recrue parmi les hommes d’État contemporains, parmi ceux qui, au gouvernement, ont, plus que le souci de se maintenir, l’ambition de diriger.

Oserait-on répondre qu’il n’importe, et que tout est bien, si toutes les minorités sont représentées et le sont en proportion de leur force numérique ? Ce serait se tromper étrangement sur ce qu’est dans l’Etat moderne le régime représentatif. Il n’est pas seulement le régime représentatif, mais le régime parlementaire. Il n’a pas pour fin unique la représentation, et même ce n’est pas tout son objet, ou ce ne sont pas ses seuls objets que la représentation et la législation. Le régime parlementaire a dans l’Etat moderne une triple fin : la représentation, la législation et le gouvernement. Ne retenir que la représentation, c’est oublier la seconde des choses qu’oublient les partisans de la représentation proportionnelle, à savoir que l’Etat n’est pas fait uniquement pour les individus.

Dire que tout sera bien dans ce régime lorsque tous les partis y seront proportionnellement représentés, c’est ne considérer l’Etat que du point de vue de l’individu. C’est une conception incomplète et en quelque sorte unilatérale. Pour que ce fût assez que le régime donnât une meilleure représentation, il faudrait que les attributions des Chambres fussent de beaucoup réduites, qu’elles ne fussent plus ou fussent peu législatives et que l’on prît en dehors d’elles le point d’appui, la base du gouvernement. S’il