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colère ! Quel passage il ouvre en elle aux flots de tendresse qui désormais n’y vont plus tarir ! Toutes ces dernières pages, y compris les stances, témoignent hautement d’une vérité chère entre toutes à Gounod c’est que le progrès, ou mieux l’évolution de l’art, si elle se produit souvent en dehors, à l’encontre même de la tradition, peut s’opérer quelquefois en s’y conformant. Tantôt elle abolit le passé ; tantôt elle le respecte et se contente de le rajeunir. C’est ainsi que le Gounod du dernier acte de Sapho donne la main aux grands ancêtres. George Sand lui écrivait un jour à propos d’un ouvrage pour lequel elle souhaitait qu’il composât un peu de musique : « Puisque nous dressons là un petit bout d’autel à Mozart, à Hændel ou à tout autre de nos vieux dieux, ils sont bien dignes que vous y attachiez votre guirlande. » C’est une guirlande aussi, attachée aux autels anciens, que le troisième acte de Sapho. Sans doute on put trouver naguère qu’elle exhalait des parfums inconnus : il y avait de la nouveauté dans les harmonies et les timbres (témoin le prélude de cor anglais avant le : Sois béni !), dans la coopération de l’orchestre avec la voix (rappelez-vous le contre-chant de la seconde stance). Nouvelle était également la note pittoresque avec les stances contrastait la chanson du pâtre, aussi calme, aussi indifférente que la nature même, à l’accomplissement des plus tragiques destins. Au fond cependant tout cela est classique ; tout cela est sobre et tout cela est serein. Comme elles portent bien leur nom, les strophes suprêmes ! Des stances ! quelque chose qui se tient, qui se dresse, qui demeure et qui dure, une halte fière devant la mort. Nulle autre femme jamais ne mourra comme cette femme : ni Selika, ni Didon, ni la blonde Iseult, ni l’héroïque Walkyrie. — Brunnhilde et Sapho ! J’aime à les évoquer l’une et l’autre, debout sur la falaise de marbre et près du bûcher sombre. Simplicité souveraine et complexité infinie, elles représentent et symbolisent les deux modes ou les deux pôles du sentiment et de la beauté. Au cœur de Brunnhilde quel tumulte ! quel flux et quel reflux ! quelle analyse et quelle synthèse suprême ! Quatre opéras avec tous leurs motifs ! Le Rhin, le Walhalla, Siegmund et la pitié, Siegfried et l’amour ; les dieux, les héros et les hommes ; son père, ses sœurs et jusqu’à son coursier, à quoi la Walkyrie expirante n’a-t-elle point à songer ! Un chaos se presse et se heurte en son âme, et son âme y suffit et y résiste ; de taille à le contenir, elle est de force à le dominer. Au contraire l’âme de Sapho n’est remplie que de son amour ; son regard à l’horizon ne suit qu’une voile légère ; elle ne redit qu’un nom sur sa lyre d’or. Elle ne rappelle rien du passé qu’elle a vaincu et qui se brise contre le roc, son piédestal de mort. C’est ainsi qu’aux