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le voyageur foule au pays arlésien, et quand Gounod là-bas n’aurait que surpris un instant l’âme des ardentes solitudes, l’année où il composa Mireille n’aurait pas perdu son printemps.


IV

C’est au printemps encore, et encore en Provence, à Saint-Raphaël, qu’en 1865, deux ans après Mireille, Gounod composa la plus grande partie de Roméo et Juliette. Écrite au crayon, d’une main légère, la partition remplit tout un album qu’il nous a été donné de feuilleter. Sous la reliure de cuir fané mais toujours odorant, entre les gardes de moire passée, sur le papier jaunissant, les petites notes fines, les notes exquises ont pâli. Tout est là, depuis le madrigal jusqu’à la scène du tombeau. Voici la page où pour la première fois la voix de Roméo s’est unie à celle de Juliette ; voici la page où l’alouette a chanté. On voit très bien ici comment travaillait Gounod, ou plutôt comment il créait. Le duo du balcon, c’est-à-dire le second acte entier, est écrit d’un seul jet ; la ligne de chant, sans interruption ni rature, accompagne le texte, et souvent même le dépasse. Il manque parfois sous les dernières notes, comme si la mélodie avait jailli non de la parole, mais de l’idée ou du sentiment. Çà et là une indication ou pour ainsi dire une amorce d’harmonie, d’instrumentation, témoigne de l’accord préétabli dans l’imagination de l’artiste entre les divers élémens de l’œuvre totale. On sait d’ailleurs par Gounod lui-même avec quelle facilité, quelle spontanéité fut composé Roméo.

« Je m’assois, — écrivait-il de Saint-Raphaël, — sous la galerie ou au bord de la mer, où il fait délicieux, et là, respirant à pleins poumons la santé des belles matinées, je commence mes journées de travail. Il me serait impossible de te peindre avec des mots ce qui se passe alors… Au milieu de ce silence, il me semble que j’entends me parler en dedans quelque chose de très grand, de très clair, de très simple et de très enfant à la fois. Il me semble me retrouver avec ma propre enfance, mais élevée à une puissance toute particulière. C’est la possession entière et simultanée de toute mon existence. C’est un état de dilatation qui a toujours été l’essence de mes plus grandes impressions et de mes plus beaux souvenirs. C’est alors que j’entends m’arriver la musique de Roméo et Juliette. Autant l’agitation me fait nuit, autant la solitude et le recueillement me font lumière. J’entends chanter mes personnages avec autant de netteté que je vois de mes yeux les objets qui m’environnent, et cette netteté me met dans une sorte de béatitude. »


Un mot surtout est à retenir ici : « Quelque chose de très enfant », dit Gounod, et il dit bien. « L’enfance élevée à une puissance très particulière », c’est là presque une définition du génie et surtout