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plus qu’un admirable drame, c’est la métaphysique vivante de l’amour[1]. »

Je dirais plutôt que c’en est la vivante psychologie, et le Gounod de Roméo, plus encore que celui de Faust, a fait œuvre de musicien psychologue. La différence des deux sujets ne pouvait échapper au penseur qu’était Gounod, et l’artiste qu’il était aussi ne pouvait manquer de la rendre sensible. Comment il y a réussi, comment les deux chefs-d’œuvre du maître sont égaux mais non pareils, voilà ce que peut-être il n’est pas impossible de faire ici brièvement apercevoir.

Roméo tient tout entier en quatre duos d’amour. Qu’on les supprime, et l’œuvre n’existe plus ; qu’ils subsistent seuls, elle demeure. Ils sont les pages essentielles, celles qui rendent témoignage, et qu’il faut interroger.

Le premier, le madrigal, est déjà significatif. Rappelons-nous la première rencontre de Faust et de Marguerite : la demande et le refus en une seule phrase, l’hésitation de la requête, la modestie de la réponse, et ces mots : demoiselle ni belle, répétés si tristement. Rien de semblable ici, rien d’incertain ni de suspendu, rien qui doute ou qui craigne. Juliette écoute Roméo jusqu’au bout, sans l’interrompre et surtout sans l’éloigner ; ingénument sollicitée, elle consent ingénument. Enfin de ses lèvres à elle, la même mélodie s’échappe que de ses lèvres à lui, car déjà tous deux n’ont pour jamais qu’une âme, et leur premier soupir pareil, annonce leur éternelle unanimité.

Gounod donnait parfois comme une des principales raisons qu’il avait eues de renoncer au sacerdoce, le devoir par lui redouté de la confession féminine. Plus libre que le prêtre, l’artiste put se dédommager, et Gounod a confessé d’adorables pénitentes : Sapho, Marguerite, et surtout Juliette. On a défini la musique le rapport entre le son et l’âme. Jamais ce rapport ne fut plus finement saisi que dans le second acte de Roméo ; jamais d’une âme plus délicate le son ne fut un plus délicat interprète. Juliette vit ici par les sons d’une vie aussi complexe que par les mots. À la clarté changeante de la musique on voit ondoyer et miroiter son âme. À toute variante de pensée et de sentiment correspond une variante de mélodie, d’harmonie ou d’instrumentation. Pour la grâce obéissante des contours, pour la docilité comme pour la liberté de la forme, ces pages sont uniques dans l’œuvre entier de Gounod. Ici mieux encore et plus longtemps que dans l’acte du jardin de Faust, apparaît la nouveauté de ce style : la trame souple et continue, l’homogénéité du discours

  1. M. Emile Montégut, avertissement de Roméo et Juliette.