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Et, le soir, mes promenades terminées, de chaque section, de chaque salle, de chaque coudoiement de la foule, j’emporte cette même impression désolante, que l’Exposition est la fin de tout !… Ce qu’il y a de plus incroyable, c’est que les classes dirigeantes se réjouissent. Elles sont fières de cette œuvre, qui est la leur, et où je vois le Mané-Thécel-Pharès de leur règne ! Elles ne comprennent donc pas que les anarchistes, seuls, ont le droit de se réjouir, car où donc trouveraient-ils, autre part qu’ici, un meilleur recrutement de révolte !…

Et ce qui est effrayant, c’est que je suis gai. Je me rends parfaitement compte que ce que je vois c’est le dernier élan d’une société moribonde, que tout ce que j’entends, c’est le suprême cri d’une civilisation qui agonise. Et je suis gai, comme jamais je ne l’ai été… Non seulement, je suis gai, mais je deviens viveur. Il se passe en moi des choses tellement gaies qu’elles m’épouvantent. Qu’y a-t-il d’aphrodisiaque dans cette atmosphère d’exposition, pour m’étourdir, pour me surexciter de la sorte ? Le vrai, c’est que, malgré ma barbe blanche et mes soixante-cinq ans, en dépit de toute une existence de travail sévère et de calmes joies, je sens courir en mes veines des désirs inconnus, des lièvres de plaisirs dont je ne soupçonnais pas encore les pulsations impérieuses et les galops déchaînés… Moi aussi, je suis de la kermesse. Moi, l’homme grave, du matin au soir je fais la fête, comme on dit. Plus de lectures, plus de causeries métaphysiques. L’œil allumé, la boutonnière fleurie, je m’étale aux tables des restaurans exotiques ; j’y commande des menus épicés, j’y bois du champagne, et je prends avec les femmes des airs vainqueurs ; j’aspire, avec une joie de vieux débauché, les odeurs qu’elles laissent en passant. Là où il y a des Javanaises, des Africaines, des Espagnoles qui dansent de la gorge, du ventre, qui dansent de tout, j’y suis, et non pas en observateur, non pas en philosophe qui veut se rendre compte de la particularité de mœurs inconnues de lui, et de l’état d’esprit d’une foule, mise en contact avec des spectacles licencieux et nouveaux. Je n’ai pas cette excuse. Je n’ai pas non plus l’excuse d’une curiosité plastique, ou de costume. J’y suis pour mon plaisir seul, et mon plaisir est bas. J’éprouve même une sorte de contentement, à penser que ces Javanaises ne sont point venues de Java dans la fleur vierge de leur civilisation, qu’elles ont, depuis des années, traîné de taverne en taverne, à travers les villes maritimes, qu’elles ont dansé devant des matelots ivres dans les musicos d’Anvers et les bouges de Londres. De ce qu’elles apportent, dans les plis de leurs robes jaunes, non pas les rites mystérieux de leur pays, mais toute la science, des vices cosmopolites, elles me semblent plus attrayantes. O