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Néanmoins, le sultan a bien fait d’accorder le firman qu’on lui demandait, parce que, si sa dignité était engagée, l’amour-propre de l’Europe l’était aussi dans des conditions telles qu’un conflit était à craindre, et assurément l’affaire ne valait pas la peine pour qu’on risquât d’en venir à de pareilles extrémités. Il y avait là une de ces occasions où, comme l’a dit un jour M. de Bismarck, c’est au plus sage de céder. Les journaux ont raconté que le sultan a pris sa détermination à la suite d’un entretien avec M. de Nélidof. On a dit également que c’était la Russie qui avait proposé la première le doublement des stationnaires, et dès lors elle devait tenir tout particulièrement au succès de la proposition. La France ne pouvait pas se séparer d’elle dans cette conjoncture : on était assuré que toutes les autres puissances qui, sauf quelquefois l’Allemagne, marchent volontiers avec l’Angleterre, appuieraient fortement l’action commune. L’Allemagne conforme son attitude à celle des autres puissances. Elle estime, avec juste raison, que le plus grand de tous les dangers aujourd’hui serait non seulement de rompre l’accord européen, mais même de laisser croire qu’il n’est pas parfait. Aussi tient-elle sa partie dans le concert commun, correctement, mais strictement. A la rentrée récente du Reichstag allemand, l’empereur Guillaume a fait un discours qui a été lu par son chancelier le prince Hohenlohe : il y a exprimé l’espoir que l’action de l’Europe serait efficace en Orient et préparerait utilement la réalisation des réformes en appuyant l’autorité du sultan. Ce langage, quelque politique qu’il fût, n’a pas satisfait tout le monde en Angleterre. M. Gladstone en a pris prétexte pour écrire une lettre au Daily Chronicle. « Je serais heureux, dit-il, si la prochaine réunion de l’association patriotique arménienne convainquait le gouvernement britannique qu’il peut compter sur l’appui chaleureux de la nation tout entière dans toutes les mesures de justice qu’il prendra envers les Arméniens dont la cause est compromise par le stupéfiant langage attribué à l’empereur d’Allemagne, — un langage tel que je ne peux qu’espérer qu’il n’y a pas un mot de juste dans le texte qui nous a été communiqué. » Et le Comité anglo-arménien, ce comité qui a fait tant parler de lui, va plus loin encore. Il a voté, à l’adresse des autres puissances, car il croit lui-même en être une et il n’a pas tout à fait tort, la résolution suivante : « Considérant que le récent discours de l’empereur d’Allemagne est un encouragement direct au sultan à continuer sa politique de destruction en Anatolie, nous en appelons aux gouvernemens européens pour qu’ils répudient et stigmatisent les vues de l’empereur Guillaume. » Évidemment, le Comité anglo-arménien n’est pas composé de diplomates. L’empereur d’Allemagne s’embarrassera probablement très peu d’être stigmatisé par le Comité anglo-arménien, et même d’avoir stupéfié le respectable M. Gladstone. Tout le monde ne peut pas parler comme ce dernier, ni