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Les jurés cette fois ont quitté leur attitude calme et somnolente ; leurs langues se délient et leurs regards s’allument. On les voulait, par une sorte de complicité universelle, tirer hors de l’affaire. La chose est faite, et ils ont pour toujours perdu de vue l’objet du procès.

Qu’attend cet auditoire haletant ? La réponse à un télégramme envoyé par un des témoins ; il s’agit de savoir à quelle inspiration, qu’on soupçonne et réprouve, le dénonciateur a pu obéir en révélant après dix ans le crime à la justice. Voici la réponse ! Elle démontre que c’est bien ce personnage, dont la déposition hier a soulevé des huées, qui avait dicté la dénonciation ; c’est un coup de foudre, une émotion générale ! Les plaidoiries sont inutiles, l’acquittement est décidé !

Certes, il sera heureux, si la preuve du crime n’est pas faite, que le dénonciateur devienne de plus en plus haïssable, et que les jurés soient ainsi, par le fait d’un incident sans valeur, préparés à une bonne justice. Mais cela est de pure fortune ; ce qui reste, c’est que le procès reçoit sa solution de circonstances secondaires qui ne sauraient raisonnablement la commander. Ce n’est pas au dénonciateur, mais au fait dénoncé qu’il faut que l’on s’attache, et, si le fait n’est pas prouvé, s’il reste un doute raisonnable, c’est pour cela qu’il faut acquitter, très vite et simplement, sans drame et sans spectacle. Pour un seul incident qui secourt, par hasard, la justice, il y en a cent qui doivent l’égarer, car (c’est peut-être là sa définition véritable) la nature de l’incident est en général telle que l’importance qu’il acquiert au débat est en raison inverse de celle qu’il y devrait obtenir.

Plus le débat sera logique et bien réglé, plus l’incident y deviendra rare. Sa disparition démontrerait que la juridiction criminelle est au point de la perfection ; qu’elle a su se dégager des influences extérieures qui agissent aujourd’hui si dangereusement sur elle. Un des agens les plus actifs de ces influences extérieures, c’est le public présent à l’audience, qui excite et entretient la fièvre générale par son attitude militante au cours du débat. Il ne faut pas s’étonner de cette attitude. Des débats si visiblement disposés « en vue du public » ne peuvent manquer de le passionner, et pour éviter les manifestations des indignations ou des enthousiasmes de la salle, des mesures de police ne suffiront jamais. Tant que les acteurs du drame judiciaire travailleront (à leur propre insu et par suite de traditions dont ils ne sont pas les auteurs) à enflammer les passions, aucun d’eux n’aura l’autorité suffisante à les empêcher de se manifester. Elles se