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Qu’est-ce que délibérer ? C’est d’abord s’asseoir autour d’une table. Les jurés sont assis, et à présent ils se regardent, ne sachant trop que dire, car le délibéré avec autrui implique un antérieur délibéré avec soi-même ; il suppose et ne fait que traduire les opérations de l’esprit auxquelles nos juges furent inhabiles. Tous ceux qui savent de quelles difficultés s’environne l’acte complexe du « délibéré » dans une réunion d’hommes sages, instruits et expérimentés, savent ce que peut être la délibération du jury criminel après le débat dont on l’a rendu spectateur et victime. De deux choses l’une : ou le délibéré, absolument nul, consistera dans un bruit confus, le bruit de gens qui parlent à la fois, sans s’écouter l’un l’autre, et lancent au hasard des phrases sans valeur ; ou bien le « meneur » prendra d’abord la parole, sous l’œil bienveillant du chef du jury, et n’aura pas de peine à conquérir le verdict le moins raisonnable.

Mais, dira-t-on, il y a par hypothèse dans ce jury un homme intelligent, « l’homme connu », celui auquel le débat inspirait des réflexions tristes ? Eh bien ! neuf fois sur dix, cet homme instruit et sensé fera en chambre du conseil tout justement ce qu’il a fait à l’audience : il ne fera rien, il ne dira rien. C’est une règle générale en France : il n’est pas comme il faut d’intervenir ; l’homme comme il faut s’attriste, même il déplore, il prend des notes psychologiques, le « meneur » est pour lui un sujet d’immense joie philosophique, il le voit, il le suit, il le pique dans sa mémoire d’homme de goût comme un étrange coléoptère, il analyse… mais il n’intervient pas.

Dieu sait pourtant s’il aurait sujet de remettre chaque chose à sa place, de planter hardiment au milieu de ce cénacle troublé le drapeau d’une raison droite et ferme. Et les jurés, c’est ce qu’il faut nettement dire, iraient droit au drapeau s’ils le voyaient enfin. Ils accourraient vers la justice, car ils la veulent, ils l’aiment, ils la désirent ardemment ; et c’est parce que les jurés aiment la justice qu’il faudra garder le jury, mais en l’organisant.

En attendant, le « meneur » pérore et pousse au vote le troupeau. Troupeau d’autant plus affolé qu’il a le devoir de répondre à une question non seulement très ardue, mais encore très mal posée : insistons sur ce point.

En Angleterre, dit sir Richard Phillips[1], « les termes mêmes d’un verdict, en matière criminelle, indiquent les pleins pouvoirs du jury, et renferment un jugement sur le fait et sur la loi. » Le magistrat a donné des instructions sur le point de droit, et

  1. Des pouvoirs et des obligations des jurys.