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Victor Pavie, ancien adepte du Cénacle et qui avait conservé les rapports les plus affectueux avec ses alliés d’autrefois, surtout avec Sainte-Beuve et David. « J’espère que vos greniers aussi sont bien chargés, écrivait Sainte-Beuve à Renduel le 30 octobre 1841. On imprime le Bertrand et chez Pavie, très enthousiaste du livre. Ce sera assez élégant. » Gaspard de la Nuit parut effectivement à Angers, mais seulement en novembre 1843, plus de deux ans et demi après la mort du poète-prosateur. « J’ai enfin à votre disposition un volume des Fantaisies de ce pauvre Bertrand, écrivait alors le même au même. Après bien des retards et des lenteurs que la province sait encore mieux que Paris, l’édition est prête. » Mais ces retards provenaient bien un peu de Sainte-Beuve. Fidèle à son devoir d’ami, il avait voulu écrire quelques pages en tête de ce volume et ses nombreux travaux, ses recherches sur Port-Royal, ses démarches en vue de l’Institut, ne lui avaient pas permis de donner plus tôt cette touchante notice où revit un garçon timide et sauvage, amoureux de l’ombre et du silence, en un mot Pierre Gringoire ressuscité.

«… A travers cela, dit Sainte-Beuve, il avait trouvé, chose rare ! et par la seule piperie de son talent, un éditeur. Eugène Renduel avait lu le manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût et il ne s’agissait plus que de l’imprimer. Mais l’éditeur, comme l’auteur, y désirait un certain luxe, des vignettes, je ne sais quoi de trop complet ! Bref on attendit, et le manuscrit payé, modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand, une fois l’affaire conclue et le denier touché, s’en était allé, selon sa méthode, se voyant déjà sur vélin et caressant la lueur. Un jour pourtant, il revint, et, ne trouvant pas l’éditeur au gîte, il lui laissa pour memento gracieux la jolie pièce qui suit :


A M. Eugène Renduel.
SONNET
Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,
Dès l’aube, à mi-coteau, rit une foule étrange.
C’est qu’alors dans la vigne, et non plus dans la grange,
Maîtres et serviteurs, joyeux, s’assemblent tous.
A votre huis, clos encor, je heurte.
Dormez-vous ? Le matin vous éveille, éveillant sa voix d’ange.
Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange ;
Nous avons une vigne : — eh bien ! vendangeons-nous ?
Mon livre est cette vigne où, présent de l’automne, »
La grappe d’or attend, pour couler dans la tonne,
Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.