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saurait aller ni plus méthodiquement ni plus vite. En s’étendant de la sorte comme une immense tache d’huile, la grippe n’abandonnait pas pour cela les villes dont elle venait de prendre possession, et d’où elle s’irradiait dans tous les sens. Si bien que, au même moment, elle occupait en souveraine toute la superficie de l’Europe et le nord de l’Afrique, témoignant ainsi hautement de son étonnante propriété d’adaptation aux milieux et aux climats les plus opposés.

Est-il besoin de rappeler quelles pénibles déceptions ne tardèrent pas à remplacer le trop confiant mépris des premiers jours ? On s’aperçut bientôt, et cruellement, qu’il fallait tout craindre d’une maladie qui n’a d’autre règle que l’incohérence pathologique, d’autre élément de pronostic que la redoutable inconnue des tares individuelles. Le redoublement de la mortalité générale, la fréquence des morts subites, la fatale précipitation des maladies en cours d’évolution, donnèrent la mesure de l’occulte pouvoir nocif de cette insignifiante, tant soit peu même ridicule grippe, dont on n’aurait naguère, sans un dédaigneux sourire, osé prononcer le nom banal. Aussi le mot le plus émouvant et, disons-le, plus distingué d’influenza, vînt-il fort à propos couvrir d’un voile de bon goût l’humiliante faillite de tant d’habiles pronostics. Sous cette mystérieuse étiquette, la grippe recevait, d’un commun accord, le droit absolu de se livrer désormais, sans prétendre nous étonner, à ses plus dangereuses fantaisies. Dieu sait si elle en a largement abusé ! Avec ses cinq années de règne intensif, sans autre répit que les accalmies obligatoires de l’été, l’épidémie de 1889 détient actuellement « le record » de toutes celles qui l’ont précédée — et nul indice positif ne nous permet encore d’en prévoir approximativement la fin.

Fidèle à ses traditions, la grippe de 1889 a régulièrement marché de l’Est vers l’Ouest. Endémicisée depuis, par droit de conquête, dans la presque totalité des grandes villes européennes, ses exacerbations annuelles n’ont, par la suite, adopté aucun ordre déterminé. C’est ainsi que, tout récemment, nous l’avons vue à Alger, fin novembre 1894, près de deux mois avant les graves manifestations qui ont jeté dans plusieurs de nos garnisons un émoi à demi justifié. Par le fait, ces diverses épidémies locales, — plus ou moins dépendantes les unes des autres, — n’ont été que la reproduction périodique et simultanée des événemens du début. C’est dire, une fois de plus, que l’épidémie de 1889 est toujours eu voie d’évolution, et que son histoire est indéfiniment ouverte. Puisse le dernier chapitre ne pas trop se faire attendre,