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et légendes, hors de là, il n’est rien dans ce vaste univers qui soit capable de l’émouvoir, de le passionner. Il voudrait ressusciter ces morts pour avoir le plaisir de les tuer une fois de plus. Il méprise les esprits bornés, il a découvert les bornes du sien.

À plusieurs reprises, il fit d’inutiles tentatives pour se soustraire à sa destinée, et c’est vraiment ce qu’il y a de plus curieux dans son histoire. Il se révolte, il appellera sans cesse du jugement qui le condamne à faire jusqu’à sa mort « un métier de malheur, Unglücksfach ». Il a pris la théologie en dégoût, il se l’imagine du moins. Cette idole rébarbative, à laquelle il avait voué ses jours, ses services et sa plume, lui paraît fort déplaisante ; il voudrait lui substituer quelque divinité plus gracieuse et plus humaine. Il ne lui échappera point, elle le tient en sa puissance ; il mourra dans la peau d’un théologien : « Un homme tel que moi, écrivait-il à son ami Rapp en 1838, ne peut se sentir à l’aise que lorsqu’il est possédé d’un démon. L’idée qui me posséda longtemps, après avoir été chenille, a filé son cocon, et le papillon s’est envolé. Aujourd’hui mon âme est vide, et les lutins qui me hantent s’en disputent l’empire. L’un d’eux sera-t-il assez puissant pour s’emparer de moi ? C’est mon vœu le plus cher ; sans démon, je suis un homme mort. »

La philosophie l’attirait peu, il se défiait de tous les systèmes et confessait que « son hégélianisme n’était plus qu’une dent branlante sur laquelle il n’osait manger », mais qu’il n’avait rien à mettre à la place. Un jour la fantaisie lui vient de se faire conteur, romancier. Quand on est fort judicieux et qu’on a l’esprit d’analyse, on ne se fait pas longtemps des illusions sur soi-même. Il reconnut bientôt que, s’il avait le sentiment et le culte de la forme, il était dépourvu de toute imagination créatrice, et qu’il n’était vraiment chez lui que dans le monde des abstractions : « J’ai lu dans le livre de Rachel le jugement qu’elle porte sur Veit et que je puis m’appliquer. Il avait de grands dons, la faculté de tout apprendre et de passer sa science au crible ; mais il n’avait pas une nature riche, féconde, plantureuse ; il ne possédait pas le don des idées involontaires ; il ne lui suffisait pas de se laisser aller pour produire quelque chose de beau, et comme il était fort clairvoyant, il sentait ce qui lui manquait. »

Il a découvert qu’il n’était pas en son pouvoir de trouver un sujet de roman ou de nouvelle ; si on le lui fournissait, peut-être serait-il capable de le débrouiller, de le mettre au point. Il s’adresse à son ami Vischer : « Je n’ai pas l’imagination inventive ; mais je m’entends à ordonner, à grouper, à exposer et à composer. Donne-moi un sujet approprié à mon tour d’esprit… » Faut-il s’en prendre jau fournisseur de sujets ou au metteur en œuvre ? L’entreprise n’aboutit point. Mais s’il n’écrivit jamais de nouvelles, il fit souvent des vers, et il s’en trouva