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sagesse ne se démentit pas, la jeune inconnue lui avait amolli le cœur, il avait senti ses glaces se fondre ; il était désormais plus accessible aux tentations.

Une seconde rencontre devait laisser des traces plus profondes dans sa vie. Une cantatrice de grand talent et d’une rare beauté, Agnès Schebest, vint donner des représentations à Stuttgart. A peine l’eut-il aperçue, le fakir se sentit pris, vaincu. Il se lit présenter, on se voyait souvent, on se promenait ensemble. Il composa pour elle des sonnets, il célébrait ses louanges dans les journaux, et toute théorie lui semblait vaine et méprisable auprès de cette délicieuse réalité. Elle lui avait fait bon visage et bon accueil ; mais elle avait le pied léger ; elle partit, le rendant à ses études, à l’inévitable théologie, qui lui sembla plus grise que jamais. Quelques années plus tard, la fée reparut à l’improviste ; ce fut un enchantement, une fureur, et tremblant qu’elle ne lui échappât de nouveau, il conçut la funeste pensée de l’épouser.

Il était fort exigeant. Il se flattait que cette adorable créature dont il était romanesquement amoureux, qu’il trouvait aussi belle qu’une statue en marbre de Paros, aussi belle que le plus beau des songes, acquerrait facilement les qualités d’une ménagère accomplie, d’un comptable infaillible, d’une irréprochable cuisinière. Il avait cependant des doutes, des inquiétudes : — « Que la Schebest, écrivait-il au professeur Märklin, soit par son cœur comme par son esprit digne d’épouser le meilleur des hommes et capable de le rendre heureux, je crois en être certain. Je suis également sûr de l’inclination que j’ai pour elle. Et pourtant cette aventure me donne fort à penser. Saura-t-elle vraiment tenir un ménage ? N’est-il pas bien tard pour transplanter cette fleur dans une terre nouvelle ? Si je suis sûr de l’aimer, suis-je certain qu’elle m’aimera toujours ? Un docteur Faust, qui a pâli, séché sur les livres, peut-il compter sur l’éternel attachement d’une femme qui possède le don d’éternelle jeunesse ? Ne suis-je pas trop vieux pour changer de mœurs et de vie, pour renoncer à ma solitude, à mon indépendance ? Que faire ? Dois-je lui engager ma foi ? Ce serait imprudent. Dois-je rompre ? Je ne le puis, et au surplus ce serait une résolution bien précipitée. Si tout doit finir par une tragédie, que le destin s’accomplisse ! » Après avoir quelque temps délibéré, il lit le saut, il épousa Agnès Schebest, elle lui donna un fils et une fille, et bientôt ils se séparaient.

Avait-il des torts graves à lui reprocher ? M. Zeller, qui connaît le fond de cette histoire, a été fort discret, et par égard pour les deux enfans, il a supprimé beaucoup de lettres. Si l’on en juge par celles qu’il a publiées, Strauss accusait sa femme « d’avoir l’humeur trop légère, trop de goût pour la plaisanterie et trop de contentement