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nature de leur déférence à son égard. Opinait-on comme lui, on était un esprit distingué. Ne le suivait-on pas, on n’était qu’un imbécile. Et, à tout propos, on s’élevait ou l’on dégringolait d’une catégorie à l’autre. Le prince n’échappa pas au critérium habituel. « Je l’ai beaucoup étudié de près et de loin, dit Thiers à lord Malmesbury et à bien d’autres, c’est un homme absolument nul. »

Le suffrage universel ne pensa pas de même. On le gorgea de discours, de biographies, d’apologies, de recommandations en faveur de Cavaignac. Il les reçut et ne les lut pas. Le général, du reste, désirait la présidence, mais, droit et désintéressé, il aimait mieux ne pas l’obtenir que d’y monter en se diminuant. Quoique maître du gouvernement, — je le sais puisque j’étais un de ses préfets, — il n’eut recours à aucune pression incorrecte. Aucune liberté ne fut violée ; aucune indépendance menacée. Les outrages qui abreuvèrent son concurrent furent l’œuvre du parti ardent, sans scrupules, qui servait sa candidature. De même on ne saurait attribuer au prince les attaques indignes qui ne furent pas épargnées au général. Un ouvrier vint lui apporter une pierre lithographique sur laquelle Cavaignac était représenté en bourreau massacrant des vaincus. « Combien, demanda le prince, voulez-vous de cette pierre ? » L’ouvrier fixe le prix ; le prince paie, puis se fait apporter un marteau et la met en pièces.

Aucun scrutin n’est plus instructif que celui du 10 décembre 1848. Si l’assemblée, issue du suffrage universel tout récemment, eût été chargée d’élire, Cavaignac aurait réuni au moins les deux tiers des suffrages et l’autre tiers se fût reporté sur Ledru-Rollin. Le même suffrage universel directement consulté n’accorda que un million 434 226 voix à Cavaignac, 370 119 à Ledru-Rollin, 17 910 à Lamartine, et cinq millions 434 220 à Louis-Napoléon. Preuve désormais irrévocablement acquise à la science politique que le vote des représentans n’exprime nullement la véritable pensée constituante d’un peuple et que, selon la thèse de Rousseau, la souveraineté dans ce qu’elle a de primordial ne peut être déléguée qu’en s’anéantissant. A quelque moment depuis 181a qu’on eût directement consulté le peuple, il eût répondu comme il le lit le 10 décembre 1848, et cependant les assemblées ne cessaient de proscrire les Napoléon.

Après l’élection le vainqueur et le vaincu remplirent noblement leur devoir. Pendant qu’on lisait les dépêches apportant la nouvelle de la défaite à l’hôtel du général Cavaignac, le colonel Charras s’approche vivement du général et lui dit à mi-voix : « Tu vas résister. — Quoi ! répond Cavaignac, tu veux que je manque à ma parole ? — Mais nous, nous résisterons. — Non, vous ne