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remettre en un temps plus opportun à faire paroître le ressentiment que j’en ai. » Bon conseil, mal suivi, d’ailleurs, et Léon, qui lit cette phrase dans la lettre qui lui annonce son rappel, doit se dire que son jeune chef aurait encore besoin de quelques bonnes leçons.

Luçon, en effet, ne devrait s’en prendre qu’à lui-même : c’est lui qui s’est trompé sur la convenance et sur la portée de son intervention ; c’est lui qui a cru jouer au plus fin et qui s’est heurté assez naïvement à ces hommes subtils qu’il n’avait pas su ménager quand ils s’adressaient à lui ; c’est lui qui s’est lancé dans une de ses campagnes dangereuses où l’on met en péril, sans intérêt réel, l’honneur des gouvernemens qui prétendent n’en tirer que de la gloire. En voulant imposer aux Vénitiens l’alliance des Grisons avec l’adjonction d’une clause contraire à leurs intérêts, en réclamant d’eux, en même temps, une adhésion à sa proposition de médiation, Luçon poursuivait une politique qui, par excès de finesse, tombait dans la contradiction. Il voulait gagner des deux côtés à la fois, ce qui est impossible, à moins d’avoir affaire à des partenaires incapables ou d’avoir recours à la force. Il avait mal calculé : mal calculé le mérite de ses adversaires, mal apprécié sa propre autorité.

N’avait-il donc fait aucun retour sur lui-même ? Ne s’était-il donc pas aperçu que tout croulait autour de lui, que la carrière du maréchal était parvenue à un comble de témérité qui l’exposait au moindre caprice de la fortune, que le ministère dont il faisait partie n’avait ni poids, ni assiette, ni solidité ? Était-il donc aveugle ? Et, s’il voyait clair, comment pouvait-il supposer que les autres tenaient les yeux fermés, et qu’ils ignoraient le peu de valeur d’une parole tombant de sa bouche ? L’échec était la suite naturelle et fatale de la situation fausse où il se trouvait et de la témérité avec laquelle il s’était lancé sans consulter ses forces. Jeune, présomptueux, averti par ce premier insuccès, il fut trop heureux de dissimuler, dans une catastrophe générale, l’avortement complet et piteux de la première négociation importante qu’il eût menée et dont il se garda bien de souffler mot, par la suite, dans ses Mémoires.


VI

Concini et les ministres avaient compris, dès la fin de février, qu’il était nécessaire de frapper un grand coup pour en finir avec les rebelles. Le sort de cette courte campagne était suspendu à la prise de Soissons. On avait donc décidé que le roi se rendrait de sa personne à l’armée du duc de Guise ; on comptait que le