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de deux heures, dont, en raison de son importance, je vous dois un compte détaillé. Le chancelier fédéral avait été péniblement impressionné par la nouvelle de la convention soumise à la ratification du roi par le général de Manteuffel et négociée en dehors de lui par cet officier général et notre Ministre des finances[1]. Aussi, tout en me disant qu’il avait désiré entrer en rapports personnels avec moi, il était aisé de comprendre qu’il tenait à me communiquer ses impressions, car ne passant que vingt-quatre heures à Berlin, il aurait pu, comme il l’a fait pour d’autres membres du corps diplomatique, se dispenser de me recevoir.

« Aussi, après quelques phrases de politesse, et quand j’eus exprimé ma confiance dans l’amélioration des rapports entre nos deux pays, motivée par le désir et le besoin qu’avaient les deux nations de la paix, le chancelier fédéral me dit qu’il était heureux de m’entendre tenir ce langage, mais que quant à lui, il était d’un avis tout différent. Il ne croyait pas qu’en France on voulût sincèrement le maintien de relations amicales entre les deux pays. L’état de l’opinion, l’attitude de notre presse, dont il fit venir un certain nombre d’articles qu’il me plaça sous les yeux, le langage peu affirmatif du gouvernement lui-même, semblaient indiquer que nous voulions prendre bientôt notre revanche.

« Comme je me récriais hautement contre de semblables paroles, qui ne causeraient pas moins d’étonnement en France qu’elles ne m’en faisaient éprouver au moment où je les entendais moi-même, le prince de Bismarck m’a répondu : « A vous dire franchement ma pensée, je ne crois pas que vous feuilliez maintenant rompre la trêve qui existe. Vous nous paierez deux milliards, mais quand nous serons en 1874[2] et qu’il vous faudra acquitter les trois autres, vous nous ferez la guerre. Eh bien ! vous comprenez que, si vous devez reprendre les hostilités, il vaut mieux pour nous, sinon pour vous, que ce soit plus tôt que plus tard. Attendez dix ans et recommencez alors, si le cœur vous en dit. Jusque-là ce serait pour vous un suicide, mais ceci c’est votre affaire. Je ne me fais pas d’illusion. Il ne serait pas logique de vous avoir pris Metz qui est français, si des nécessités impérieuses ne nous obligeaient pas de le garder. Je n’aurais pas voulu, en principe, conserver cette ville pour l’Allemagne. Quand la question a été examinée devant l’empereur, l’état-major m’a demandé si je pouvais garantir que la France ne prendrait pas sa revanche un jour ou l’autre. J’ai répondu

  1. M. Pouyer-Quertier.
  2. D’après l’article 7 du traité de Francfort, les trois derniers milliards de l’indemnité de guerre devaient être payés le 2 mars 1874.