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vis-à-vis de mes collègues. » Ce mécontentement s’est traduit par le désaveu de la convention de M. Pouyer-Quertier, par l’explication que nous avons eue ensemble et par le langage assez violent de la presse contre la France pendant deux ou trois jours. Depuis lors le chancelier a pu se convaincre, en y réfléchissant, que mes explications étaient fondées, et j’ai su par M. de Thile qu’il s’était plutôt loué de notre entretien. J’incline donc à croire, d’après l’attitude des journaux et le langage de MM. de Thile et Delbrück, que, pour le moment, l’incident est terminé et que vous pourrez mener à bonne fin, avec le comte Arnim, la négociation dont il va être chargé. Toutefois, quant à l’avenir, je ne vous dissimulerai pas que cet entretien m’a laissé des appréhensions que je voudrais examiner un moment, sans les exagérer, mais aussi sans les amoindrir.

« L’Allemagne n’a plus rien à attendre d’une guerre nouvelle. Celle qui s’achève et qui ne sera réellement terminée, comme vous le dites fort justement, qu’après l’évacuation de notre territoire, lui a donné les trois choses qui lui manquaient : l’unité nationale, la suprématie militaire, l’argent de nos milliards. Elle désire donc avec raison très sincèrement la conservation de la paix, et ses défiances mêmes à notre égard sont l’indice de la passion avec laquelle elle en souhaite le maintien. Elle est, en outre, épuisée par tous les sacrifices qu’elle a dû faire. Il n’est donc pas douteux qu’aujourd’hui M. de Bismarck lui-même, voulût-il nous faire la guerre, ne le pourrait pas, si nous ne lui fournissons pas de prétexte. Mais si nous lui en donnions un qui fût tant soit peu légitime, il le saisirait sans trop de regret et il n’est pas douteux qu’il ne fût assez fort aujourd’hui pour entraîner la nation.

« Je viens de relire toute la correspondance de notre ambassade en 1866 et j’ai bien vu sa manière de procéder. Il est positif qu’il a fait la guerre à l’Autriche à peu près à lui tout seul, et contrairement au désir secret du roi, qui, jusqu’au dernier moment, a désiré le maintien de la paix. Aujourd’hui il a par devers lui, à son actif, la défaite de l’Autriche et la nôtre : c’est une bien grande force ajoutée à celle qui lui vient de lui-même.

« M. de Bismarck, comme le sait Votre Excellence, ne reconnaît au fond qu’une souveraineté réelle, celle du but à atteindre. Il ne se préoccupe pas du reste. Avant Sadowa, il était plus français qu’un autre Allemand, parce qu’il avait besoin de nous pour son grand objectif, qui était alors de rejeter l’Autriche de l’Allemagne et d’y obtenir la prépondérance pour la Prusse[1].

  1. Voir à ce sujet l’intéressant entretien de M. de Bismarck avec M. de Persigny en 1867, publié dans ses Mémoires qui viennent de paraître.