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Ces considérations étaient assez sérieuses et exprimées dans un trop noble langage pour qu’il n’y eût pas intérêt à les soumettre directement au chancelier fédéral. Malheureusement, le prince de Bismarck était fort souffrant de la maladie nerveuse à laquelle il était sujet ; il ne recevait absolument personne, pas même son médecin, auquel il aurait fait dire, quand il se présenta chez lui (c’était du moins le bruit de Berlin), qu’il était trop malade pour le voir. Je préférai donc m’adresser à M. Delbrück, dont l’opinion avait toujours un grand poids à ce moment sur l’esprit du chancelier, et je lui tins le langage suivant, que je trouve consigné dans ma dépêche du 9 décembre à M. de Rémusat.

Je dis à M. Delbrück que je n’étais chargé de lui faire aucune communication sur des événemens récens et douloureux pour les deux pays, mais je connaissais trop la justesse et l’élévation de son esprit pour ne pas espérer qu’un entretien avec lui pût être utile en fixant son attention sur des points qui avaient pu lui échapper. Dans son récent discours au Parlement fédéral, il avait reconnu que la situation intérieure des pays étrangers échappait souvent aux nations qui pouvaient cependant le mieux connaître l’état de leurs voisins. Il avait désigné la France, et j’acceptais pleinement cette appréciation. Or, je ne trouvais pas que pendant les incidens de ces derniers jours l’Allemagne eût compris la situation de la France, et je lui demandais la permission de lui indiquer les points sur lesquels elle ne s’en était pas rendu compte..

L’Allemagne était victorieuse, son régime intérieur n’était contesté par personne. Elle pouvait donc être calme. En était-il de même pour nous ? Le nouvel empire germanique avait-il vu ses départemens envahis, son territoire démembré ? devait-il acquitter une contribution de guerre écrasante ? Puisqu’il n’en était pas ainsi, l’Allemagne devait être modérée et ne pas donner tant de retentissement à quelques acquittement scandaleux. Était-il juste de faire retomber sur la France la faute de quelques jurés, qui seraient, j’en suis convaincu, fort malheureux eux-mêmes, s’ils avaient pu prévoir la conséquence de leur verdict. L’histoire montrait d’une façon irrécusable qu’il ne fallait pas pousser un peuple au désespoir. L’Allemagne désirait la paix, je ne pouvais en douter ; c’était son intérêt, comme le nôtre, de la conserver. Elle croyait en assurer le maintien par un régime de dureté. Elle se trompait complètement. M. Delbrück avait parlé dans son dernier discours du légitime orgueil de la France ; c’était la vérité et un juste hommage rendu. Il ne fallait donc pas infliger à ce légitime orgueil d’incurables blessures. Nous ferions tout pour libérer notre territoire et par conséquent pour nous acquitter de nos obligations, mais on ne devait pas rendre au