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que Renduel ne se figure pas que je vais publier mes impressions de voyage et que c’en est une.

A table, il y avait une jolie dame avec un vieux militaire, qui avait un grain de folie et qu’elle conduisait à Nice pour passer l’hiver. Un homme très bien, son mari ! Au milieu du diner il lui prend fantaisie de demander du champagne : c’est une folie très douce. La dame se récrie que les médecins l’ont défendu : il en demande deux bouteilles. On n’ose pas refuser, car, disait la dame, il aurait tout brisé ; mais, pour qu’il en bût le moins possible, elle a fait demander des verres pour tout le monde et elle nous en versait tant qu’elle pouvait pour qu’il en restât moins à son mari. C’était adroit. Le lendemain, nous venons à parler du Lacryma Crysti (sic) mousseux et du vin d’Orvieto qui pique : voilà le monsieur qui redemande du champagne. Si cela pouvait devenir son idée fixe ! Mais nous étions très peu de monde, parce que tout le monde du bateau à vapeur était parti. Il y avait des dames qui n’en voulaient qu’une goutte, des gens âgés craignant de s’échauffer ; de sorte que la dame, qui, je crois, m’a soupçonné d’avoir trop appuyé sur les vins mousseux d’Italie (mais elle a tort), la dame m’en versait tant qu’elle pouvait. C’est très féminin, cette manière de reproche. C’est bien. Voici le mal : le monsieur se vexait, il est sorti de table. C’est naturel. Le fou n’aurait pas voulu qu’on partageât sa sensation ; l’homme, que l’on bût son vin ; le mari, que sa femme prit tant de soin d’un jeune homme. Oui, d’un jeune homme. Je n’ai pas l’air d’un Antony, je le sais, mais aux yeux d’un mari et d’un fou je puis paraître encore redoutable.

Vous me direz que ceci n’est pas le drôle, mais quand on a fait quelque cent lieues pour le rencontrer, on mérite considération. Et puis, que voulez-vous que je vous dise, ici où, n’ayant ni argent, ni le moindre divertissement, toutes mes idées convergent vers ce point lumineux : la table d’hôte à 5 heures et demie ? Maintenant j’ai de l’argent, mais il fait un temps abominable, suite des tempêtes que nous avons essuyées sur mer. Est-ce étonnant que je n’aie pas eu le mal de mer, quand on ne pouvait pas se tenir debout sur le pont ! Je vous conterais bien ma traversée comme je l’ai contée à mon père, mais vous n’y croiriez pas. J’aime mieux vous la dire de vive voix parce qui alors je vous ferai des sermens tellement affreux que vous direz : C’est possible. Je n’ose pas davantage vous parler de mon séjour à Naples. Voyez quel malheur ! Je me balance misérablement entre le roman nautique et la couleur locale. Je vais dîner à la table d’hôte. Tâchez donc d’arranger tout cela pour que mon voyage ne me fasse pas de tort : je vous promets que je suis devenu très naïf.

Je lis Jacques, j’en suis à la moitié du premier : je trouve jusqu’ici que c’est de l’analyse un peu terre à terre. Cela ne sort guère du niveau de Mme Cottin et de Mme de Souza ; ce ne sont pas là encore les belles pages de Lélia, mais il faut espérer que cela viendra. D’après les articles de journaux, le plan paraît très riche et très beau. C’est l’idée du Peintre de Salzbourg de Charles Nodier : je suis étonné que les journalistes ne l’aient pas remarqué. Cela importerait beaucoup pour leur critique, cela importe peu pour la mienne, mais je n’aime pas beaucoup qu’un roman soit un syllogisme. Cela paraît combiné presque comme le roman de Gœthe, les Affinités électives, dont lui-même donnait l’analyse soit en termes d’algèbre, soit en termes de chimie. Les quatre personnages de Jacques sont bien posés, comme ceux des Affinités ; on peut de même les représenter par a, b, c, etc. ; seulement, je crois que dans Gœthe, le quatrième est x, l’inconnu.

Je pars pour Nîmes. Je vais faire une partie du chemin sur le bateau à