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pas, mais où se lit plus clairement encore cette même expression d’épouvante désespérée.

Cette image sinistre, — que M. Stœving aurait mieux fait, peut-être, de ne point peindre, et la revue allemande de ne point publier, cette image nous montre tel qu’il est maintenant, en attendant que la mort consente enfin à le délivrer, un des hommes a coup sûr les plus intelligens de notre siècle, le théoricien et le poète du super-homme, le grand philosophe Frédéric Nietzsche. C’est avec ce visage terrifié et hagard qu’il accueille désormais, dans la maison de sa mère, à Naumbourg sur la Saale, l’hommage respectueux de ses admirateurs. Depuis sept ans que l’a frappé la paralysie générale, arrêtant d’un coup soudain l’élan trop ambitieux de sa pensée, d’année en année le malheureux super-homme est descendu plus bas, au-dessous du niveau le plus bas de l’humanité. Naguère encore, déjà muet et sans pensée, il pouvait marcher, s’asseoir à table, répondre d’un mouvement de tête à l’appel de son nom. Aujourd’hui cela même est fini. Rien ne reste plus de Frédéric Nietzsche qu’une masse inerte, la misérable chose que nous représente le portrait de M. Stœving.

Du moins, si la mort tarde a venir, le travail de la postérité l’a depuis longtemps devancée. Aux quatre coins de l’Europe le nom de Nietzsche est devenu fameux, et l’influence de ses écrits se fait sentir aussi bien dans le Triomphe de la Mort de M. d’Annunzio que dans les derniers drames d’lbsen et dans les œuvres les plus récentes des romanciers russes. En France, un jeune enthousiaste, M. Henri Albert, s’est constitué l’interprète, l’apôtre fidèle du nietzschéisme. Et les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les belles études consacrées ici même à l’œuvre et à la doctrine de l’auteur de Zarathustra[1]. Mais c’est en Allemagne surtout que l’admiration de Nietzsche a pris toutes les proportions d’un culte. Des professeurs d’université ont inscrit la théorie du super-homme au programme de leurs cours ; il s’est formé une littérature, une musique, une politique nietzschéennes. Et pendant que l’int’ortuné agonise, dans la vieille maison de Naumbourg, avec son corps de fantôme et ses mornes yeux pleins d’angoisse, sa famille et ses amis s’occupent pieusement, autour de lui, de l’entretien de sa gloire.

Sous la direction de sa sœur, Mme Elisabeth Fœrster, de fervens disciples ont entrepris la publication de ses écrits inédits, de ses notes, de ses brouillons, de sa correspondance, de tous les documens relatifs à son œuvre et à sa vie. Déjà deux gros volumes ont paru, de cinq cents pages chacun, où se trouvent réunis et classés par ordre chronologique tous les papiers de Nietzsche datant de 1869 à 1876,

  1. Voir dans la Revue, les articles de M. Camille Bellaigue (1er mars 1892), de M. G. Valbert (1er octobre 1892) et de M. Schuré (15 août 1895).

TOME CXXXIII. — 1896. 44