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certainement exagéré le caractère lorsqu’on a voulu y voir une reprise et une résurrection du vieux traité d’Unkiar-Skelessi ; il n’est pas vraisemblable que la chose ait jamais pris une forme aussi concrète et aussi précise ; mais il semble, d’après certains indices, qu’on ne se trompe pas moins en assurant qu’il n’y a rien de changé et que les rapports de la Porte et de la Russie n’ont pas été affectés par les récens événemens.

Au reste, tout réussit à nos alliés russes depuis quelque temps : leur politique habile et prudente commence à porter ses fruits. Le prince Lobanof est arrivé aux affaires dans un moment opportun, et il a su profiter des circonstances. La Russie est bien aujourd’hui avec tout le monde, avec la France, cela va sans dire, mais aussi avec l’Allemagne et avec l’Autriche. Elle a manœuvré avec la France dans les affaires d’Arménie, et son attitude, qu’elle a d’ailleurs ménagée avec beaucoup de dextérité, ne l’a pas mise, on le voit, en mauvais termes avec la Porte. Sa politique dans les Balkans, bien qu’elle soit toujours très réservée, est moins abandonnée, moins découragée qu’elle ne l’avait été pendant les années antérieures ; elle devient plus agissante, et il ne semble pas que l’Autriche en prenne ombrage. Au moment même où le prince Boris est baptisé dans la religion orthodoxe, on annonce le prochain mariage du jeune roi de Serbie avec une fille du prince de Monténégro, de ce prince qu’Alexandre III, avant les manifestations de Cronstadt, avait proclamé son seul ami, et qui a toujours témoigné, en effet, à la Russie et au tsar un dévouement sans bornes. Ce ne sont là que des symptômes ; il ne faut pas en exagérer l’importance ; pourtant ils en ont une qu’il ne faut pas non plus méconnaître. Le monde européen a singulièrement évolué en peu de temps, et il s’en faut de beaucoup qu’il présente encore à l’observateur des traits aussi simples et aussi fixes qu’au temps où sa physionomie se résumait dans celle de la triple alliance, autour de laquelle on ne voyait rien. Il n’est presque aucune des grandes puissances dont la politique ne se soit à quelques égards modifiée, parce qu’il a fallu pour chacune d’elles, même les plus puissantes, tenir compte, dans leurs relations avec les autres, d’élémens qui avaient paru jusqu’ici plus négligeables. Le monde mue. Un avenir se prépare dont le secret échappe encore, et ce sera tant mieux pour ceux qui auront su le deviner à temps et s’y accommoder. Il y aura peut-être bientôt, comme dans certains momens du passé, d’heureuses fortunes politiques a faire ; mais il faut pour cela s’en montrer dignes, c’est-à-dire avoir des vues profondes, une volonté forte, de la constance, de la stabilité. Nous ne savons pas si les premières de ces qualités appartiennent à notre gouvernement : quant à la dernière, et ce n’est pas la moindre de toutes, comment ne pas avouer qu’il en est totalement dépourvu ?