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à ceux qu’ils gardèrent sous la main, ils ne surent leur inspirer ni respect ni affection ; tant ils remplirent mal leur tâche ! L’aristocratie, en revanche, ne cessa de grandir à leur détriment. Chacun de ses membres réunissait en lui trois élémens de force : il était un haut fonctionnaire, il possédait des domaines étendus, il couvrait de son patronage un vaste ensemble de bénéficiers et de fidèles, et, s’il était évêque, il joignait à tout cela le prestige de la religion. Ce corps compact et indocile se rendit peu à peu indépendant de la royauté ; il réussit même à la mettre en tutelle et à l’annuler complètement, jusqu’au jour où l’on vit sortir de son sein une famille plus riche et peut-être plus intelligente que les autres, la famille d’Héristal, qui supplanta la dynastie mérovingienne. L’avènement des Carolingiens ne fut pas le triomphe de l’esprit germanique sur l’esprit romain, mais plutôt le résultat des progrès de la vassalité.

Charlemagne paraît avoir visé un double but : d’une part, « il essaya de relever l’autorité publique, se fit sacrer, se nomma César et Auguste, voulut régner comme les empereurs ; » d’autre part, il se préoccupa de donner une sanction légale à ces pratiques féodales dont les hommes ne pouvaient plus se passer, et de les adapter aux institutions monarchiques. Il exigea « que toute la hiérarchie des vassaux aboutît à lui, » que les fidèles du roi eussent seuls le droit d’avoir eux-mêmes des fidèles, « que les seigneurs les plus élevés ne fussent que des comtes qui étaient ses fonctionnaires, ou des évêques qui étaient placés sous son patronage. Il espérait que les fidèles du roi continuant à lui obéir toujours et se faisant obéir aussi de leurs propres fidèles, l’obéissance et la discipline se transmettraient, de proche en proche jusqu’aux derniers rangs de la société. » Sa main fut assez forte pour concilier momentanément ces deux systèmes contradictoires ; mais, sous ses successeurs, le système de la fidélité finit par triompher. Le roi, dépossédé peu à peu de tout pouvoir politique, ne conserva quelque empire que parce qu’il était le chef suprême de tous les fidèles. Bientôt même ce privilège lui fut ravi au milieu des guerres civiles du IXe siècle, et alors le régime féodal s’épanouit en toute liberté.

« Soyez sûr, me disait M. Fustel de Coulanges quatre jours avant sa mort, que ce que j’ai écrit dans mon livre est la vérité. » Une affirmation si nette, faite en un pareil moment, par un homme qui avait la pleine possession de ses facultés, mérite apparemment d’être notée ; non qu’il faille nécessairement y adhérer ; mais on avouera, je pense, que ce langage devait être l’expression d’un sentiment très sincère. Cette conviction calme et sereine témoigne que M. Fustel se flattait de n’avoir rien épargné pour atteindre la