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croyances, « qu’elles ne s’étaient point demandé si les institutions qu’elles se donnaient étaient utiles, que ces institutions s’étaient fondées parce que la religion l’avait ainsi voulu, et que ni l’intérêt ni la convenance n’avaient contribué à les établir. » Mais, ajoutait-il, cette réflexion n’est vraie que des âges les plus lointains de l’humanité, et depuis, des idées différentes ont prévalu. Il y a vingt-cinq siècles que « les intérêts sont devenus la règle de la politique. » Ce sont eux qui élèvent ou qui renversent les régimes successifs des nations. « La violence des usurpations, le génie des grands hommes, la volonté même des peuples, tout cela est pour peu de chose dans ces monumens qui ne se construisent que par l’effort continu des générations et qui ne tombent aussi que d’une chute lente et souvent insensible. Si l’on veut expliquer comment ils se sont édifiés, il faut regarder comment les intérêts se sont groupés et assis. Si l’on veut savoir pourquoi ils sont tombés, il faut chercher comment ces mêmes intérêts se sont transformés ou déplacés. » On aurait tort d’ailleurs de se figurer qu’un peuple ait toujours l’intuition de ses vrais intérêts. Combien n’en a-t-on pas vu courir à leur perte sous l’empire des plus singulières illusions ! Mais, alors même qu’ils se trompent, c’est leur intérêt que tous croient poursuivre.

Une pareille doctrine appellerait évidemment quelques réserves. Il est faux que l’intérêt soit tout en histoire et que les idées pures n’y jouent aucun rôle. Ce couronnement de Charlemagne qui paraît à M. Fustel un événement presque insignifiant, a eu de graves conséquences, puisqu’il a suscité, pour une large part, les grandes ambitions des empereurs allemands, de Charles-Quint, et de Napoléon. Les Romains ont conquis l’univers, non seulement par cupidité, mais encore par orgueil. Je cherche vainement quel était l’intérêt matériel qui arma tant de fois les hommes du moyen âge pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Et aujourd’hui même, n’est-il pas avéré, que si la France s’obstine à faire de la question d’Alsace-Lorraine le pivot de sa politique étrangère, c’est pour une raison bien supérieure à des motifs d’intérêt ? De tout temps, l’intérêt a guidé les sociétés humaines ; mais de tout temps aussi elles ont obéi à des inspirations d’un ordre plus élevé, et ce sont justement ces mobiles que M. Fustel a un peu trop négligés. Il importe toutefois d’ajouter à sa décharge qu’il n’a prétendu parler que des institutions, et qu’en cette matière c’est vraiment aux intérêts qu’appartient la prépondérance. L’action extérieure d’un peuple n’affecte la masse des citoyens que d’une façon intermittente ; souvent même elle se déroule au-dessus d’eux et en dehors de leur participation. Les institutions, au contraire, agissent à chaque minute sur les individus. Chacun a de perpétuelles