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adversaires ; on les injuriait, on les bafouait, on les crossait. Bentley avait signifié à Collins qu’il était un coquin qui avait un intérêt personnel à nier l’enfer. Le virulent Warburton, évêque de Glocester, qui fut en son temps une manière de grand homme, accablait d’outrages les morts et les vivans. Il mettait au pilori « l’infâme Spinoza », et il méprisait également Hume qui ne croyait pas qu’il se fût jamais fait de miracles, et Wesley, qui se permettait de croire qu’il s’en faisait encore. Walpole n’était à l’entendre qu’un insupportable fat, Priestley un misérable, Voltaire une canaille. Johnson, dont les injures tombaient de plus haut, déclarait que tous les whigs étaient des hommes sans principes, de malhonnêtes gens, que le premier whig fut le diable. Il disait de Bolingbroke : « C’est un drôle qui a passé sa vie à charger son fusil contre le christianisme ; mais il a eu peur de la détonation, et il a laissé une demi-couronne à un Écossais famélique pour lâcher la détente après sa mort. » Il tenait tous ses contradicteurs pour des faquins, traitait Adam Smith de « fils de chienne », s’indignait que Rousseau n’eût pas encore été déporté aux îles, et déclarait qu’il faut regarder tous les étrangers comme des fous, jusqu’à ce qu’ils aient donné la preuve du contraire.

Mais il avait sur le retors Warburton l’avantage que donne une parfaite honnêteté d’esprit, une sincérité poussée jusqu’à la candeur. Molière avait fait d’avance le portrait de Samuel Johnson quand il définissait son M. Pargon « un homme qui croyait à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et voyait du crime à les vouloir examiner. » Il est arrivé souvent à Johnson d’avoir raison, mais il n’était jamais ni plus sûr ni plus content de lui-même, ni plus triomphant que lorsqu’il avait tort. Comme M. Purgon, « il ne savait rien d’obscur, rien de douteux, rien de difficile ; » comme lui, comme tous les vrais dogmatiques, « il avait une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison qui ne balançait aucune chose. » Hâtons-nous d’ajouter que si M. Purgon avait tué de la meilleure foi du monde sa femme et ses enfans, Johnson n’a jamais tué une mouche. Terrible dans ses propos, il ne voulait mal de mort à personne, et on lui pardonnait sa brutale insolence, qui le rendait heureux.

Si l’on a peine à comprendre l’étonnant empire qu’il avait sur les esprits, il y a dans sa vie quelque chose de plus extraordinaire encore : c’est la séduction que cet homme d’une laideur un peu ridicule et même repoussante exerçait sur les femmes. Ce géant informe, à la face massive, crispée par des tressaillemens nerveux, à la lippe tombante et baveuse, dont la figure avait été ravagée par la scrofule, et qui, vêtu d’un habit couleur de tabac, taché et râpé, portait une perruque que sa chandelle avait roussie, n’excitait pas seulement l’admiration des Burke, des Reynolds, des Garrick, il faisait l’enchantement, les délices