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des reines de la mode et des salons. Elles le recherchaient, le choyaient, le caressaient, lui prodiguaient leurs attentions et leurs sourires ; elles couraient après lui ; c’était à qui l’aurait. Dans un livre très documenté et fort agréablement écrit, M. Craig a tâché d’éclaircir ce mystère, d’expliquer ce miracle ; mais il convient lui-même que son explication ne satisfait qu’à moitié sa raison, qu’il y a de la magie dans cette affaire[1].

« Je pose en fait, dit M. Craig, que Johnson fut courtisé, flatté, adulé par les femmes comme aucun autre mortel ne l’a jamais été ni avant lui ni après. » La belle duchesse de Devonshire, alors dans la fleur de sa jeunesse, était suspendue à ses lèvres, buvait ses paroles. Lorsqu’il faisait son apparition dans les assemblées les plus fashionables, de charmantes créatures s’attroupaient autour de lui, formant un cercle de quatre ou cinq rangs de profondeur. On les voyait quitter sur-le-champ leurs adorateurs, les splendides beaux du temps des Georges, pour se disputer l’honneur de s’asseoir à côté de cet éléphant malgracieux. Elles ne se contentaient pas de recevoir ses hommages chez elles ; presque toutes allaient le voir chez lui, gravissaient son escalier malpropre, pénétraient avec émotion dans son appartement sombre et mal tenu comme dans le plus vénéré des sanctuaires.

On en cite deux ou trois qui résistèrent au charme. Mme Knowles osait lui tenir tête, lui livrer bataille, ce qui, du reste, ne le chagrinait point : il avait toujours pensé que vivre c’est donner des coups et en recevoir. L’ombrageuse Mme Montagu était jalouse de ses succès mondains qui faisaient tort aux siens. Mme Boswell ne pouvait lui pardonner d’aviver la flamme d’une bougie qui brûlait mal en la retournant de haut en bas et laissant dégoutter de la cire sur les tapis. Encore finit-elle par lui envoyer de la marmelade d’oranges qu’elle avait confectionnée elle-même ; il daigna la trouver bonne. Toutes les autres s’accommodaient aux caprices du dieu. Ses infirmités physiques, ses mains sales, ses ongles peu soignés, sa perruque inculte et posée de travers, ses gestes bizarres, ses gaucheries, tout de lui leur plaisait. Il leur reprochait quelquefois de ne pas savoir s’habiller, car il avait des théories sur tout, même sur la toilette des femmes. — « Petites créatures, leur disait-il, souvenez-vous que les insectes ont du goût pour les couleurs gaies. » — Les insectes passaient condamnation et s’engageaient à ne plus reparaître devant lui qu’enrobe claire.

C’était l’époque des cénacles littéraires, le temps où les gens du monde se piquaient de s’intéresser aux choses de l’esprit. Le jeu, les cartes étaient tombés en discrédit ; quelques femmes avaient proscrit de leurs salons le whist, l’ombre et le quadrille, elles avaient décidé qu’on ne se réunirait chez elles que pour causer. Elles pensèrent attire

  1. Doctor Johnson and the fair sex, a study of contrasts, by W. H. Craig. Londres, 1895.