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d’être traité par ses admirateurs de renégat, ou simplement de fou. Mais on sait qu’elle non plus, en fin de compte, n’a pas été perdue. C’est d’elle qu’est venu, aux romans de Dostoïevsky, aux drames d’Ostrofsky ce caractère profondément religieux, presque mystique, qui, d’une manière souvent assez imprévue, se superpose au réalisme de leurs peintures et de leurs analyses. Mais surtout la leçon donnée jadis par Gogol a profité au comte Léon Tolstoï ; ou plutôt ce grand écrivain a été amené à son tour, par ses propres voies, à des conclusions voisines de celles où avait abouti son prédécesseur. Et ainsi le cas de Gogol se revêt pour nous d’une signification symbolique. Nous nous demandons s’il ne faut pas y voir quelque chose de plus qu’un accident particulier, et s’il est bien possible qu’un pur hasard ait conduit les deux plus pénétrans réalistes de la littérature russe à se dégoûter enfin de leur réalisme pour rêver d’un art où le cœur aurait plus de part que l’esprit.

cette question M. Pypine n’a pas encore fait de réponse précise. J’imagine même que, s’il avait à y répondre, il nous dirait que le cas de Gogol est tout différent de celui du comte Tolstoï, puisque aussi bien l’auteur des Ames mortes ne s’est jamais proprement « converti », mais seulement s’est fâché de certaines interprétations qu’on donnait à son œuvre. Telle est, en effet la thèse, qu’il soutient, dans son essai sur Gogol, à grand renfort d’argumens et de citations. Gogol, suivant lui, a toujours prétendu assigner à son œuvre une portée morale ; et ses fameux Extraits de lettres à mes amis, sa Confession d’un auteur, étaient uniquement destinés à rectifier une opinion inexacte, qui le représentait comme un réaliste à tendances satiriques. Mais il avoue d’autre part que, pour inexacte qu’elle ait paru à Gogol, cette opinion n’en est pas moins celle de la plupart des contemporains, et celle encore de la postérité. Comment donc se fait-il que l’auteur des Ames mortes, du Manteau, et du Réviseur, ait à ce point trompé ses lecteurs sur ses intentions véritables ? Et si l’on se rappelle ensuite qu’il a brûlé la seconde partie des Ames mortes, que ses dernières lettres sont une manière de consultation sur des problèmes de morale, que sa Confession d’un auteur est une vraie confession, contenant l’aveu public de toute sorte d’erreurs et de fautes, et qu’enfin cet incomparable ironiste a passé ses dernières années dans les pratiques d’un piétisme exalté, on conviendra qu’il y a bien là tous les élémens, sinon d’une conversion, du moins d’un changement inattendu et profond. Et de nouveau l’on se prendra à comparer cette seconde vie de Gogol à la seconde vie du comte Tolstoï.

Après cela, M. Pypine, nous l’avons vu, n’entend point s’occuper des particularités du caractère de Gogol, mais seulement de son rôle historique, et de ce qu’il a apporté de nouveau dans le développement de