Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je vous écris au milieu de tous mes paquets encore à faire. Je frémis en pensant à tout ce que j’ai dû oublier. D’un autre côté, on peut très bien voyager partout, grâce à la civilisation, pourvu qu’on ait des souliers à soi. Adieu, madame, pardonnez-moi mes doutes. C’est une maladie malheureusement incurable chez moi. Si vous avez quelques ordres à me donner pour Venise, je serai très heureux de les exécuter si j’en suis capable.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes vœux et de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Méran, 29 juillet au soir.

Madame,

Mille remerciemens pour votre aimable lettre d’Inspruck. Je suis honteux d’y répondre si tard, car il y a cinq jours que je l’ai reçue, mais je ne me suis pas arrêté à Inspruck, que je connaissais déjà, et depuis j’ai toujours erré dans ces belles montagnes. Ce matin, j’ai monté au Stelvio, et en rentrant à Trafoï on m’a montré les traces d’un ours avec lequel je ne sais trop si j’aurais aimé à avoir un entretien, car ses pattes étaient bien larges. Je ne puis croire que les vilaines petites boutures que je vous ai rapportées aient produit une si belle fleur que celle que vous m’avez envoyée. Il faut que votre jardinier ait un secret magique. Je vous envoie encore une toute petite fleur, que vous appelez en grec œil de souris, mais que les Allemands sentimentaux appellent vergiss mein nicht. Elle a été cueillie à plus de 7 000 pieds de haut, tout près du glacier de Trafoï. Voici quel a été mon itinéraire. J’ai passé quinze jours dans l’Oberland, où ce que j’ai vu de plus beau a été la source du Rhône, dont je tâcherai de vous faire un dessin ; puis j’ai traversé le lac de Constance et suis allé à Munich voir des antiquités et le palais du Roi, sous la protection de M. Klenze, qui est un Allemand plein de bonhomie, c’est-à-dire un fin merle. D’où j’ai gagné Saltzbourg et suis monté au Gaisberg, d’où l’on voit les plus belles montagnes possibles et dix lacs, mais chacun grand comme un verre. Sauf l’infériorité décidée des lacs, c’est beaucoup plus beau que le Righi, et heureusement encore inconnu aux Anglais. Puis je suis allé dans le Zitterthal, où j’ai vu les plus beaux hommes et les plus belles femmes du Tyrol, sauf qu’elles ont des pieds un peu grands et des jambes qu’elles montrent fort, plus grosses que le corps d’un mouton. Pendant que je soupais à Zell, mon aubergiste est entré avec trois grands gaillards à moustaches et une fille de l’encolure