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lignes et des moulures purement sculptées. L’Académie m’a aussi un peu surpris. L’Assunta de Titien est une belle bigolante, bien dorée par le soleil de Chioggia. Lorsqu’on a vu le Denier de César à Dresde et le Couronnement d’épines du musée de Paris, les Titien de Venise semblent comme du thé après la troisième eau. Je suis prodigieusement admirateur du Giorgione, et il n’y en a pas un seul à Venise ; je me trompe, on m’en a montré dix ou douze, dont pas un seul ne ressemble à ses ouvrages authentiques. J’ai appris ici à connaître et à estimer des maîtres qu’on juge fort mal ailleurs, Bonifazio par exemple. Vous rappelez-vous le mauvais riche dînant entre deux grosses Vénitiennes pendant que le pauvre est à sa porte ? Jean Bellin a fait également ma conquête. Il y a une Vierge et des anges de lui aux Frari qui m’ont enchanté. C’est la naïveté et la grâce même, malheureusement sans toute la noblesse qu’il faudrait peut-être.

J’ai vu très peu la société. On me dit qu’il n’y en a pas. Cependant j’ai passé quelques soirées avec des dames portant des cages et toutes très jolies. Beaucoup d’inquiétude, à ce qu’il m’a semblé, de la malveillance probable d’un étranger et surtout d’un Français. Grand despotisme exercé par ces dames, d’abord sur l’objet aimé, puis sur tous les habitués de leur cercle, même sur ceux qui n’aspirent pas à remplacer l’objet en question. Si je ne me trompe fort, on pense très peu, on s’amuse de fort petites choses, et l’on y est assez heureux. Adieu, madame, je purs dans quelques jours pour Brescia et Milan, puis j’irai au lac Majeur et de là je ne sais trop où, mais à Gênes sûrement. Probablement je serai à Paris vers la fin de septembre. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.


PROSPER MERIMEE.