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comme celle des arts, nous montre des apparitions abruptes d’œuvres géniales dont aucune n’est définitive. On ne peut, a-t-on dit, donner la généalogie des poètes ; on ne peut discerner la loi de succession de Chaucer à Spencer, à Shakspeare, à Milton, ni d’Aristote à Descartes et à Kant. Un poème commencé par l’un ne peut recevoir sa perfection de la main d’un autre ; il y a des fragmens laissés par les poètes qui demeureront fragmens jusqu’à la fin des siècles. » « Le grand campanile est encore à terminer. » C’est qu’on peut bien relier ensemble des parties, mais non des touts : l’œuvre d’art est un tout. L’art ne procède pas par voie d’addition, mais par une série de créations nouvelles[1]. Il y a dans cette assimilation de la philosophie à l’art l’exagération d’une vérité. Certes, l’œuvre de la philosophie première a, comme l’œuvre d’art, l’harmonie et l’unité pour loi ; mais, dans l’une, c’est une unité subjective, qui est de notre fait ; dans l’autre, c’est une unité objective. Il est inexact, en outre, de méconnaître un développement rationnel de la pensée quand on passe de Socrate à Platon, de Platon à Aristote, de Descartes à Kant, Schelling, Hegel, Schopenhauer.

A notre époque, le mouvement de la philosophie nous semble avoir parcouru trois stades, dont chacun était un progrès dans la voie de l’idéalisme. Le premier est la réduction de l’Inconnaissable à un rôle neutre, indifférent et nul : sublime sinécure. Les choses données à notre conscience sous une forme quelconque, ou celles qui pourraient lui être données, voilà tout ce qu’aujourd’hui on met en ligue de compte, soit dans le domaine de la connaissance, soit dans le domaine de la pratique. La limite de l’expérience possible, de la conscience possible, est aussi la limite de l’existence concevable. Le reste est X, et pour nous zéro. Si donc l’Inconnaissable existe, il est pour nous comme s’il n’existait pas. Dès qu’il prend une forme quelconque pour la pensée, il n’est plus qu’un spectre de la pensée même, le spectre du Brocken métaphysique.

Kant avait laissé subsister l’Inconnaissable sous le nom de Noumène. Pour lui, la pensée avec ses formes a priori est comme une lanterne sourde qui projette sa lumière superficielle sur toutes choses, excepté sur elle-même : de là un monde d’apparences et un monde de réalités impénétrables. L’évolutionnisme, à son tour, ayant cherché dans le mécanisme le lien universel, se trouva obligé, avec Spencer, de maintenir ainsi un Inconnaissable, pour rendre compte (négativement) de ce qui était irréductible au

  1. Voir, dans le Mind, l’étude de M. Henry Jones sur la Nature et les Fins de la philosophie, et, en contraste, celle de M. James Ward.