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base[1]. La morale ne peut pas être fondée exclusivement sur les rapports des objets entre eux ; car elle repose sur l’idée même qu’on se fait du rapport de tous les objets, quels qu’ils soient, au sujet pensant et voulant, du rang et du rôle qui appartiennent dans le monde à la conscience. L’oubli systématique de cette essentielle relation était le vice interne du positivisme. Le système de Comte devait être inadéquat à la vraie morale par cela même qu’il était inadéquat à la vraie philosophie. De là la réaction actuelle contre l’esprit positiviste. Au lieu de demander uniquement notre règle morale à la science proprement dite, entendue comme science objective, on a compris qu’il fallait la demander à une philosophie assez large pour rétablir en sa dignité supérieure le sujet conscient, en face et au-dessus des objets au milieu desquels il se développe. C’est cette philosophie, où le point de vue psychique et social est dominateur, qui peut seule fonder une morale digne de ce nom.

Dans les sciences positives, le monde des intérêts finis, comme celui des objets finis, s’est distribué en touts séparés et artificiels ; en chacun, l’homme de science se fortifie et vit, comme disait Hegel, securus adversus deos, « dans l’indépendance de l’infini. » Aussi l’esprit de la science est-il essentiellement particulariste et « séculier ». Dès lors, ne faut-il pas que la philosophie vienne rétablir dans la conscience de l’homme l’unité du monde où il vit, monde infini où, par cela même qu’il le pense, il a des intérêts infinis, supérieurs à sa personnalité et embrassant la société universelle ? La morale, en son principe suprême, c’est la philosophie ; et réciproquement, la philosophie ne peut interpréter l’univers sans interpréter du même coup la vie humaine, la place et la fonction de l’individu ou de la société dans le tout. Agir moralement, c’est agir philosophiquement ; c’est donner à ses actes une portée philosophique visant le réel, non pas seulement, comme dans le domaine de la science, des apparences bien liées. « Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? demande Flaubert. Est-ce que tout n’est pas illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. » Non, tout n’est pas illusion : nous croyons à l’existence réelle ; sinon des « choses », du moins des consciences et des personnes ; sans quoi il n’y aurait plus de morale. C’est chez un être pensant, capable de science et de philosophie, que la morale ne peut plus être purement « animale ». La conscience de soi, qui appartient à cet être et qui enveloppe indivisiblement l’idée de

  1. M. Brunetière l’a montré ici même, principalement pour les sciences physiques et naturelles.