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Destitution, inscription de Truguet sur la liste des émigrés ; impunité, faveur de Rapinat : la politique même du Directoire résumée en deux actes cruellement significatifs, l’image du régime avec ses deux profils, l’un d’injustice et de violence, l’autre de cynique improbité.

Mais voici qui est plus douloureux, plus humiliant encore, — une autre plaie honteuse qu’il faut bien dévoiler aussi, et qu’on ne peut, après cent ans écoulés, exposer aux regards sans que quelque chose souffre au fond de nos cœurs. L’armée elle-même, cette généreuse armée où s’était réfugié pendant la Terreur le meilleur de l’âme ardente et pure de la Révolution, — l’armée est contaminée comme le reste ; en sorte que, par le rayonnement du foyer de corruption qui réside en son chef, la France est pourrie jusque dans le plus sain de ses membres. Et c’est Barras encore qui va nous montrer combien les armées du Directoire sont inférieures, — non pas sans doute en vaillance dans les soldats ni en talens dans les chefs, mais en valeur morale, — à ces admirables armées de l’an II.

Notons d’abord que le pays est dégoûté de cette guerre qui ne finit pas. Ces campagnes, ces conquêtes lointaines, auxquelles il ne comprend plus rien, le touchent beaucoup moins que les combats livrés naguère sur la frontière menacée. Dans les dernières années du Directoire, comme dans les dernières années de l’Empire, et en vertu de causes identiques, la France ne veut plus se battre : « les formes les plus inexorables sont employées pour lever la conscription[1]. » Lisez le récit des aventures de ce malheureux bossu[2], arrêté plusieurs fois par la gendarmerie, traîné de prison en prison comme réfractaire, malgré la dispense en bonne forme, pour cause d’infirmité physique, qu’il invoque : sommes-nous en l’an VII ou en 1813 ?

Dans ces armées, dont le recrutement devient difficile, la désorganisation règne : « tout y est en dislocation ; une partie des généraux est destituée et en instance d’être jugée ; les soldats sont fatigués, demandent à rentrer dans leurs foyers[3]… » Trop faible, trop divisé, trop mobile et trop ondoyant dans ses vues pour s’imposer avec la souveraine autorité du Comité de Salut public, le Directoire croit faire œuvre de gouvernement fort en prononçant de brutales et fréquentes révocations. C’est ainsi que Masséna est destitué. Le ministre de la Guerre s’interpose heureusement, obtient l’ajournement de la mise à exécution de

  1. Mémoires de Barras, t. III, p. 328.
  2. Ibid.
  3. Voir t. III, p. 385.