Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

républicaine, celle des premiers temps de la Révolution, si rigide, si fière, et qui donnait aux âmes une si forte trempe, s’est affaissée, relâchée. Barras lui-même l’atteste, et nous pouvons l’en croire, apparemment : « Le goût des places et même des ambassades continue et redouble. Nos anciens collègues de la Convention nationale disent : Pourquoi laisserions-nous aux aristocrates tous les avantages de la société, toutes les prérogatives que nous avons eu la modestie de rejeter si longtemps[1] ?… » « Le relâchement de la morale républicaine continue à pénétrer dans toutes les classes. » Et il note avec tristesse, à l’appui de cette observation, qu’un certain nombre de députés des Cinq-Cents, militaires en non-activité, ont réclamé néanmoins des rations de fourrage. « Tout en reconnaissant que c’est un abus, le Directoire accorde les rations[2] », conclut mélancoliquement l’austère moraliste. Et c’est bien ainsi — par la capitulation de la loi et la mise au pillage des deniers de l’Etat — que devaient finir sous un pareil gouvernement ce petit incident et beaucoup d’autres, sans doute, de même nature, mais plus graves, dont Barras s’est dispensé de nous entretenir.

La qualité des âmes a donc baissé ; simultanément l’idée républicaine a perdu le souverain empire que naguère encore elle exerçait sur ces âmes. Et ce n’est pas un médiocre honneur pour la République, telle que l’avaient conçue les hommes de l’âge héroïque et pur, que d’avoir commencé à décliner précisément à l’heure où commençaient à décliner aussi les vertus dont elle avait eu la généreuse ambition de donner l’exemple à tous les peuples. Un sourd travail de désenchantement s’opère dans la conscience française, désabusée du bel idéal qui quelques années auparavant avait provoqué en elle d’irrésistibles élans d’enthousiasme et de foi. Ces fruits, — amers ou pourris, — que la République parvenue à maturité a donnés, on les compare aux promesses de sa fleur : et c’est pour tous les dogmes, politiques aussi bien que religieux, le symptôme même de leur ruine prochaine, quand l’esprit d’examen commence à dresser, en regard de ce qu’ils ont promis, le bilan de ce qu’ils ont tenu. « La lassitude est à son comble », écrit Mallet du Pan dès 1796 ; « chacun ne songe qu’à passer en repos le reste de ses jours. On ne vote plus, même quand il s’agit de se débarrasser d’administrateurs suspects… On ne pense qu’à soi, et toujours qu’à soi… On ne pense qu’à piller et qu’à dépenser ; il n’existe plus d’opinion ; on se moque de toutes les constitutions faites ou à faire… Tous sont

  1. Mémoires de Barras, t. III, p. 239.
  2. Voir t. III, p. 242.