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sort de sa gaine de marbre, du récitatif un jour et de la mélopée la mélodie formelle, plastique, la divine mélodie jaillira.

Si maintenant vous allez entendre l’Orphée de Gluck, vous y trouverez tenue — et avec quelle magnificence ! — cette triple promesse de beauté.

Individuel, aucun chef-d’œuvre du maître ne le fut jamais davantage. Celui-ci l’est en chacun des élémens qui le constituent. Et d’abord, par la nature même du sujet. Le drame s’appelait à l’origine Orphée et Eurydice. Orphée tout court est préférable, car Orphée seul existe ; il rassemble et condense tout en lui. L’Amour, Eurydice même, se perdent en son rayonnement, et la plus faible page de l’œuvre est sans doute le duo des deux époux. Il y a plus, et dans Orphée toute puissance, toute force musicale est en quelque sorte autonome et singulière. Un air. une mélodie, une phrase de Gluck vit en soi, agit par soi. On peut l’isoler pour la contempler, pour l’admirer à part. Est-il rien de plus unique, rien qui se suffise davantage, qui dépende moins de ce qui précède ou de ce qui suit, que l’air : J’ai perdu mon Eurydice. Il ne serait pas impossible, à propos de l’immortelle page, d’essayer l’analyse et peut-être de définir l’idéal, individuel et objectif, de cette forme ou de cette catégorie de la pensée musicale, qui est l’air d’opéra. Jusque dans l’instrumentation de Gluck, le principe de l’individualisme se manifeste et commande. Tout, ou presque tout effet d’orchestre est l’effet d’un seul instrument, comme presque tout effet lyrique est celui d’une seule voix. Rappelez-vous les abois de trombone si soudains — et terribles par cette soudaineté même — sur le Non ! des foules infernales. Au seuil des Champs Élysées, prêtez l’oreille au murmure de la flûte solitaire, et quand paraît ébloui, mais anxieux encore, le mélodieux pèlerin d’amour, dites si la symphonie enchanteresse qui l’accompagne n’est pas dominée tout entière par la plainte d’un seul hautbois inconsolé. Enfin l’Orphée de Gluck est individuel en ce sens, que la conception dramatique de Gluck, ainsi qu’autrefois celle de Monteverde, et contrairement à celle de Wagner, est humaine et concrète. Gluck n’a pas de prétentions philosophiques. Il ne cherche point à résoudre l’énigme du monde. Son héros, comme celui de Monteverde, est celui d’Aristote, « l’homme moyen et pondéré, dont le cœur est parent du nôtre[1].  » Il existe une musique, en quelque sorte architecturale, où toutes les parties se tiennent, se répondent et se commandent. Mais il est, ou plutôt il fut une musique analogue à la statuaire, à cet art qui « exige un esprit, des sentimens et un goût simple. Une statue est un grand morceau de marbre ou de bronze… On peut tourner autour d’elle[2].  » De la musique sculpturale Gluck a créé les derniers

  1. M. Romain Rolland, op. cit.
  2. Taine, op. cit.