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chefs-d’œuvre, et dans son Orphée il n’est pas une page, pas une phrase, dont on ne puisse faire le tour.

Pas une page non plus où, comme chez le primitifs italiens, la beauté ne procède de la parole. S’il l’avait connue, Gluck eût, je crois, souscrit à la définition de la musique par Caccini, d’après la théorie antique : la parole d’abord, puis le rythme, et en dernier lieu, le son. Qui pourrait douter que l’énergie des chœurs syllabiques de l’Enfer, par exemple, tienne autant, peut-être plus au rythme qu’à la mélodie elle-même ? Et le mot, quelle en est donc la puissance, en chacun des admirables récitatifs qui ne contribuent pas moins que les airs proprement dits à la sublimité continue de ce style ? Au premier acte : Eurydice n’est plus, et je respire encore ! — Au troisième, avant le regard fatal jeté sur l’épouse reconquise, la seule exclamation : O ma chère Eurydice ! Partout que de phrases à peine musicales, dont la notation, à peine mélodique, exige encore plus qu’une voix de cantatrice, l’accent, la diction, l’éloquence d’une tragédienne de génie. C’est à ce point de vue de la déclamation qu’on ne manque jamais aujourd’hui de comparer, d’assimiler Wagner et Gluck. On s’en va répétant que l’un et l’autre ont été les serviteurs, les adorateurs du verbe, qu’au verbe ils ont tout sacrifié, même la musique. Peut-être faudrait-il s’entendre. Si Gluck et Wagner se rencontrent et s’accordent ici en théorie, dans la pratique ils se séparent et s’opposent jusqu’à la contradiction. On ne saurait trouver deux manières plus opposées que les leurs de comprendre et de régler le rôle de la parole. Tandis que chez Wagner elle ne sert qu’à la détermination du sujet, de la situation, du sentiment que l’orchestre est chargé de rendre, chez Gluck elle est elle-même — elle seule parfois — le mode ou l’agent de l’expression ; en elle est le centre ou le sommet de l’œuvre, et comme le siège de la beauté. En un mot la parole est ce qu’on pourrait avec le moins de dommage enlever au drame lyrique wagnérien ; mais si peu qu’on la trahisse ou qu’on l’altère, voilà d’un seul coup le drame lyrique de Gluck anéanti.

Quant au sentiment, à la couleur antique de l’Orphée de Gluck, il serait sans doute et banal et superflu de s’y arrêter. Nous relisions il y a quelques jours, dans la Philosophie de l’Art de Taine, les chapitres qui traitent du génie grec. De tous les caractères de ce génie, aucun ne manque à Orphée. L’œuvre de Gluck est le plus bel exemple qu’il y ait dans l’histoire de l’art, de la résurrection de cet idéal. « Besoin de clarté, dit Taine, sentiment de la mesure, haine du vague et de l’abstrait, dédain du monstrueux et de l’énorme, goût pour les contours arrêtés et précis.  » Quelle meilleure et plus complète définition pourrait-on donner du génie de Gluck ? « Les Grecs arrivent à la magnificence par l’économie » et « pourvoient à leurs plaisirs… avec une perfection que nos profusions n’atteignent pas. » Par