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écrite par l’artiste à son père, après son retour de Bologne[1]. Chose curieuse, la correspondance de Michel-Ange pendant les cinq ans passés sous la voûte sixtine est constamment chagrine et morose ; on n’y entend que des griefs et des plaintes ; aucun signe de contentement ou seulement d’amour pour son œuvre, aucun appel à la gloire, aucune perspective des jours meilleurs n’y viennent éclairer l’horizon sombre et chargé de nuages ; seule la lettre écrite à ce retour de Bologne fait exception. Elle trahit une préoccupation de succès et exprime une espérance d’avenir ; on y trouve même une parole de sympathie, j’allais presque dire d’attendrissement pour le Rovere. « Cher père, je suis allé parler au pape… et je suis retourné ici mercredi matin. Il m’a fait payer par la Camera quatre cents ducats en or… Priez Dieu que mon travail me fasse honneur et que je contente le pape ; car si je le contente, j’espère qu’il nous en reviendra quelque bien. Priez Dieu aussi pour lui… »

Le pape, à ce moment, avait en effet grand besoin qu’on priât pour lui : car il était tombé gravement malade dans les premiers jours d’octobre, et courut de plus le danger d’être fait prisonnier. Le maréchal français Chaumont, gouverneur du Milanais, avait brusquement abandonné sa position devant Modène pour courir sur Bologne, alors complètement dégarnie de troupes ; le 18 octobre il n’était plus qu’à trois lieues de la ville. « Ils ne m’auront pas vivant, criait le terrible pontife en se tordant sur son lit de douleur ; ils ne m’auront pas vivant : je prendrai du poison[2] !… » De ce lit, il sut cependant leurrer le chef français par des négociations dilatoires jusqu’au moment où lui arrivèrent des secours, et ce fut Chaumont qui mourut bientôt après du dépit de s’être laissé éconduire par un vieillard agonisant, du remords aussi, — trait caractéristique du temps ! — d’avoir porté les armes contre le vicaire du Christ ; il lui en demanda l’absolution avant d’expirer… Le pape ne recouvra la santé qu’au bout de deux mois (décembre 1510), furieux d’avoir perdu un temps précieux, furieux contre les Suisses qui s’étaient joués de lui dans le Milanais, et contre les Vénitiens qui avaient échoué dans l’attaque sur Gênes ; furieux surtout contre le duc d’Urbino qui ne parvenait pas à prendre la place de Mirandole, place considérée comme la clef du duché de Ferrare et vaillamment défendue par la signora Francesca Trivulzio, veuve du comte Louis de la grande maison Pico della Mirandola. Il n’y tint plus ; et le premier jour de

  1. Lettres de Michel-Ange, édition Milanesi, p. 33. La lettre est sans date ; mais celle qui la suit et s’y rapporte étroitement (p. 34), a la date du 11 octobre 1510.
  2. Dépêche du protonotaire Lippomano, du 20 octobre 1510, ap. Sanuto, XI, 268. (Moritz Brosch, Papet Julius II, p. 351, note 34.)